Maguy Marin : « regarder comment les choses qu'on ne voit pas se sont passées »

Y aller voir de plus près

Ramdam, un centre d'art

ce spectacle n'est pas à l'affiche actuellement

Danse / Danseuse, militante, chorégraphe, Maguy Marin ne cesse de faire dialoguer son art et les luttes. Avec Y aller voir de plus près, elle place l’image et les mots de l'historien Thucydide devant les corps. Pour dire l’éternel recommencement que sont les guerres. Cette création d’Avignon 2021 présentée à Ramdam s’inscrit pleinement dans le temps fort Contre-sens.

Au festival Théâtre en Mai à Dijon en 2016, vous disiez de BiT (2014) que c’était un spectacle de dépendance aux autres, une « danse par désespérance pour ne pas voir ce qui était trop dur » ; qu’ensuite avec Deux mille dix sept (2017), vous aviez « désaoulé » en vous appuyant sur des livres (notamment d’économie, Frédéric Lordon…) pour regarder les siècles passés. Puis il y a eu Ligne de crête (2018) et son amoncellement d’objets sur fond de bruit puissant d’une photocopieuse. Comment Y aller voir de plus près (2021), avec moins de danse et plus de livres que dans les spectacles précédents — puisqu’il s’agit de La Guerre du Péloponnèse de Thucydide —, s’inscrit dans ce continuum ? 
Maguy Marin : Je suis en recherche. Je l’ai toujours été. Depuis 2014 à peu près j’ai commencé à essayer de faire en sorte que la poésie puisse être vraiment indiquée au sens politique, en prenant appui des événements, des bouquins traitant les questions économiques. Le problème n’est pas tellement d’avoir ce souci-là car je l’ai toujours plus ou moins eu. Quand je dis « y aller voir de plus près », c’est pour regarder comment les choses qu’on ne voit pas toujours se sont passées – je me rappelle d’un livre de Georges Didi-Huberman, Survivance des lucioles où de gros projecteurs cachent toutes ces lucioles et écrasent les choses – comment l’histoire et l’actualité sont racontées. Les petites luttes, les petits évènements, les drames ne sont pas vraiment exposés tels qu’ils sont mais toujours enrobés dans une géopolitique, l'économie… Au bout du compte, tout est fait pour qu’on ne comprenne rien à ce qui se passe. Il faut aller chercher soi-même comme individu ce que d’autres ont réfléchi un peu mieux dans les livres…

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Y aller voir de plus près est aussi une façon de voir de plus loin car le texte de Thucydide date du Ve siècle avant notre ère. On est loin des auteurs des XXe et XXIe siècles auxquels vous vous êtes jusque-là arrimée, notamment Beckett. Qu’est-ce qui fait que vous vous dites que ça peut être le début d’un spectacle ?
Il y a dix ans, j’avais lu, sur les conseils d’un ami un petit extrait de cette Guerre du Péloponnèse qui opposait les Athéniens et les Méliens – Mélos est une île qui était une cité-état neutre entre Sparte et Athènes et qu’Athènes voulait pour colonie. En pleine expansion dans sa furie de gloire et de pouvoir, Athènes parle avec les Méliens qui disent vouloir rester neutres mais ne leur laisse pas le choix : ce sera soit la soumission, soit la destruction et les Méliens sont détruits. C’est très simple en fait. C’est le pouvoir du plus fort, l’hubris. On a encore quelques exemples-là de fous au pouvoir. On a commencé à regarder ce qui a déclenché la guerre : une situation qui n’a pas l’air de grand-chose.

Faire le lien avec des histoires d’actualités

Avec cette matière dense, est-ce que vous imaginez assez vite ce que ça peut donner au plateau ? 
C’est beaucoup de travail à la table, à lire les uns pour les autres. Je ne pense pas encore au plateau. Je pense à essayer de comprendre, de capter les mots, le récit. C’était pas évident car il fallait trouver des cartes, chercher les endroits de bataille et les noms ont changé, etc. J’ai déblayé et, en comprenant le truc, j’ai eu besoin de dessiner, faire le lien avec des histoires d’actualités. Ce travail a pris du temps. On a passé peut-être un mois à ne faire que ça, extraire des parties de ce livre de 800 pages, travailler sur le flux. J’ai toujours pensé ce texte comme une urgence à dire.

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On n’est pas dans un canapé en train de se raconter un récit terrible historique d’une guerre. C’est pour ça que j’ai activé une rythmique du texte car il n’y a pas le temps pour prendre des respirations. Le plateau était comme un cahier de travail : des dessins, des cartes, des images, des photos, de choses qui nous faisaient saisir le détail de ce qui était dit. Assez vite, je me suis dit que c’était trop compliqué pour comprendre seulement à partir du texte. J’ai demandé à David Mambouch de faire un petit film comme si on expliquait ce qui se passe à des enfants (comment on fait les bateaux, où sont les positions des batailles…) pour saisir l’enjeu militaire. Comment les armées en guerre se positionnent, avancent et reculent… Je pensais qu’il fallait un fond sonore comme une guerre donc des percussions accompagnent tout le temps le texte, un grondement qui ne cesse pas – il n’y a pas de paix.

J’étais sûre qu’il y aurait des projections avec des rétro-projecteurs sur lesquels on dessine. Il y a aussi des petits écrans vidéo qui m’ont fait penser à des trières athéniennes, des bateaux avec trois étages et les esclaves qui rament en bas. On en a acheté vingt sur Le Bon Coin, ça faisait comme une armada qui arrivait, une flotte. Il fallait situer les choses, amener le spectateur avec nous pour qu’il comprenne. Et, sur un autre côté du plateau, des images d’hommes de pouvoir (économique, politique), ces coalitions qui ont construit le monde capitaliste néo-libéral dans lequel on vit qui sert les plus riches.

Il y a effectivement des portraits (Bolsonaro, Dassault, Bolloré…). Est-ce que d’autres se sont rajoutés, que le spectacle a bougé car, depuis sa création, la guerre en Ukraine s’est déclarée ?
Non parce que ça se rajoute mais ça ne change pas le propos. Il y a eu des Poutine avant, il y en a maintenant. Mais c’est vrai que ça mériterait peut-être de continuer ; ce sera peut-être pour la prochaine pièce !

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Le rythme extrêmement rapide de la pièce, la profusion d’objets à regarder font que parfois elle est compliquée à suivre. Est-ce que c’est un souci pour vous qu’on comprenne absolument tout ou est-ce que comme dans Ligne de crète, vous nous mettez volontairement la tête sous l’eau au risque qu’on ne voit pas tout et ne puissions pas tout entendre ?
C’est un peu comme ça qu’on vit les choses. On reçoit beaucoup beaucoup beaucoup d’informations et on trie là-dedans. On n’arrive pas à tout capter. J’avais envie qu’une chose assez simple soit perçue : c’est la guerre des titans. Une guerre civile fomentée par la volonté de peu de gens, puissants. Des soldats, comme en Ukraine, sont envoyés à la mort par milliers et ensuite des populations civiles massacrées pour les mêmes raisons, parce qu’il y a deux cités qui ont envie d’avoir le pouvoir l’une sur l’autre. Thucydide le dit au début et David filme un match de boxe : c’est la jungle. On est dans cette situation-là. Ce qui fait mal est que c’était une démocratie. Comment va-t-on s’en sortir ?

Je fais ça car je ne sais rien faire d’autre

Vous faites donc de l’art pour vous sauvez comme vous avez déclaré précédemment ?
Je fais ça car je ne sais rien faire d’autre et je suis pas certaine de savoir faire ça non plus (rires). Je le fais parce que ça me fait vivre, réfléchir. J’ai la chance de ne pas avoir un boulot alimentaire. Je fais ça car c’est mon métier. J’essaye qu’il y ait une forme d’utilité car on est dans une situation tellement terrible qu’il faut essayer de la changer.

Dans Y aller voir de plus près, vous pointez la répétition de l’Histoire. Est-ce que l’art peut la contrer ? Ou ça se joue ailleurs, par le vote, par une Marche comme du 16 octobre contre la vie chère par exemple ? Où sont les endroits de résistance ?
Les endroits de résistances se jouent à chacun dans l’endroit où on est. C’est vrai que la rue est un endroit où on peut manifester sa résistance aux choses. C’est important. Tant qu’il n’y aura pas assez de gens qui manifesteront et se manifesteront pour ne pas accepter des conditions qui ne soient pas acceptables (de travail, de vie, de compromission), on continuera à subir le pouvoir qu’on laisse à nos dirigeants. J’essaye de le faire à l’endroit où je suis mais ça ne veut pas dire que je suis là dans mon petit machin. J’essaye d’avoir des relations avec d’autres champs sociaux.

Jean-Luc Godard est décédé en septembre. Comme vous le faites dans Y aller voir de plus près avec les projections de cartes annotées sur le rétro-projecteur, il triturait sa pellicule, jouait avec la 3D, faisait un travail somme tout assez artisanal dans ses derniers films, Adieu au langage et Le Livre d’image. Avez-vous le sentiment d’avoir un lien avec ce cinéaste ?
C’est quelqu’un que j’admire beaucoup, oui. J’ai beaucoup vu et regardé son cinéma. C’est très inspirant. C’est toujours assez grandiose ce qu’il fait surtout sur les derniers films, immenses par rapport aux films du moment de la Nouvelle Vague. Il y a une largeur poétique, de pensée, philosophique, magnifiques. C’est comme une espèce d’opéra, énorme. Et il peut redescendre tout de suite à quelque chose de très simple. Je me sens très influencée et à la fois un peu débordée, submergée par son talent et son état d’esprit que je trouve magnifique bien sûr.

Le corps m’a manqué

Dans la brochure donnée à Avignon, vous dites de Y aller voir de plus près qu’il ne s’agit pas d’une pièce de danse. Alors de quoi s’agit-il puisqu’effectivement la danse s’efface de ce travail ?
C’est compliqué comme question parce qu’à vrai dire la danse m’a manqué dans ce spectacle, le corps m’a manqué mais c’était une option prise dès le départ et le travail nous amène quelque part. Ce n’est pas toujours nous qui dirigeons les choses. J’ai bien essayé à des moments de faire travailler un peu plus les corps et ça s’est pas passé. C’est un peu comme dans ma pièce Ha ! Ha ! que j’ai faite à Rillieux en 2006. J’ai commencé à écrire cette partition avec ce texte stupide, ces blagues affreuses et quand il a fallu faire travailler les corps là-dessus c’était impossible. Ça ne marchait plus du tout, ça perdait de sa tension. C’est un peu ce qui s’est passé là aussi. Je le regrette un petit peu. Je pense que pour la prochaine pièce je vais me coltiner un petit peu plus au corps. Je vais commencer par les corps. Ça ne veut pas dire que je ne vais pas retourner à quelque chose de similaire à cette pièce-là mais il faudra que j’introduise le corps avant car sinon il se raidit. Faut que j’arrive à faire que la danse soit présente dans ce contexte-là avec quand même des enjeux très clairement politiques, presque militants.

Au sujet de la militance, ce spectacle est présenté dans Contre-sens, le temps fort du festival biennal Sens interdits. C’est important de s’inscrire dans ce combat-là ?
Bien sûr. Je suis très contente aussi d’inscrire le lieu de Ramdam dans des manifestations qui font résistance au monde tel qu’il va. C’est une fierté. Ça faisait un moment que je voulais que le lieu s’inscrive dans ce festival pour nous mais aussi pour d’autres compagnies — ça n’a pas pu se faire à la dernière minute.

Diriez-vous qu’il y a un rapport limpide entre May B et Y aller voir de plus près que 40 ans séparent ? 
Je pense que oui. Il y a des petites déviations en quarante ans, des pièces se répondent en écho. Parfois ça cherche pendant des années avec trois créations proches puis il y a une espèce d’accident qui fait qu’une pièce est très différente. Umwelt est très différent de Points de fuite et Les Applaudissements ne se mangent pas qui étaient assez proches dans le temps. Mais je pense qu’au fond, May B est fondatrice de certaines sensations du monde que Beckett a bien décrit, ce rapport des bourreaux et des victimes, ce couple infernal de celui qui peut et celui qui ne peut pas. C’est un moteur que je retranspose socialement, en sortant de l’intimité d’un couple.

Chez Beckett, il y a l’idée que même au plus sombre du sombre, il faut continuer, on ne peut pas s’empêcher de continuer.
Voilà. Et puis il y a l’humour. C’est très important. Il n’y en a pas beaucoup dans Y aller voir de plus près. J’espère qu’il y en aura plus sur la prochaine création. On ne fait pas ce qu’on veut (rires !)

Savez-vous quand vous vous mettrez au travail pour cette prochaine pièce ?
J’ai déjà fait un petit laboratoire avec les six interprètes, trois semaines en septembre. Je suis de plus en plus lente, j’ai besoin de temps. On s’y remet en juin, août, septembre et ce sera pour l’automne prochain. On ne sait pas encore où, en fonction des éventuelles co-productions.

Y aller voir de plus près
À Ramdam dans le cadre de Contre-sens du mardi 25 au samedi 29 octobre

+ Journée d'ateliers, rencontres sur le thème de la "Naissance et du cheminement de la violence"
À Ramdam le samedi 29 octobre

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