Danse / Maguy Marin arrive aux Célestins pour trois reprises de spectacles en deux mois. Le premier d'entre eux est le dernier en date, "Deux mille vingt trois". Et raconte l'époque comme elle est : clivée et donc clivante. C'est peu dire que ce geste radical n'est pas de trop.
« Ce n'est pas de la danse ». On a encore entendu ce refrain quand, en novembre 2023, Maguy Marin a créé Deux mille vingt trois. Comme si la chorégraphe de 73 ans n'avait pas cessé, durant sa vie, de fabriquer de l'art politique plutôt que de faire allégeance à une discipline, fut-elle la sienne, la danse. « J'ai commencé par crier » dit-elle au début de l'entretien – fleuve – qu'elle a livré à l'enseignant-chercheur Olivier Neveux dans Toucher au nerf (édition Théâtrales, 2023). Fille d'exilés espagnols ayant fui le franquisme, Maguy Marin a longtemps eu le complexe « d'un soi-disant manque de culture lié à la classe sociale et à la peur ». Après sa formation classique et néo-classique au ballet de Strasbourg et son passage déterminant par l'école naissante Mudra de Maurice Béjart, elle triture depuis longtemps la danse. Déjà en 1981, sa pièce phare May B (reprise du 13 au 17 mai) en attestait. Elle est un marqueur dans l'histoire de l'art du XXe siècle, à l'instar de Café Müller de Pina Bausch. Quand Beckett devient mouvement et que les revenants (ceux des camps, des exodes infinis et de la misère) s'animent. Nourrie des expressionnistes allemands et de cet art dit « dégénéré » par les nazis, elle va jouer avec les masques et ces visages qui se tordent et se dissolvent.
Money time
Il y en a encore dans Deux mille vingt trois. Comme cette marionnette, figure empruntée au Nô japonais dont la perruque est constituée d'un panel de Valeurs actuelles, du Figaro ou de Marianne et dont l'éventail est fait de dollars. La finance fanfaronne, sardonique.
De part et d'autre de la scène : des écrans de télé où s'enchainent des photos chopées sur le web comme on ferait les poubelles. Mal cadrées, pas de bonne qualité, elles disent pourtant le monde et ceux qui en émergent, les possédants : des dictateurs, des figures des médias et des milliardaires. Tout est lié. Ça se déverse, ça en dégoute certains qui font claquer leurs fauteuils. Pourtant (ou parce que) rien n'est nouveau dans ce qui défile ici. Ça peut agacer, ça sidère surtout, ça donne de la force aussi. Car c'est bien l'amoncellement qui fait œuvre et spectacle.
Les artistes, eux, résistent. Tour à tour, ces sept interprètes jeunes, cosmopolites, qui frayent avec Maguy Marin depuis seulement quelles années, parlent depuis l'histoire de leurs pays, la Tunisie, la France, le Pérou, le Vénézuela, le Brésil. Ils chantent aussi et surtout, quand ils ne sont pas dans la lumière, ils bossent, font du bruit, tapent, cognent, brassent, fabriquent dans la pénombre du fond de scène comme d'inlassables travailleurs clandestins qui construisent plus le monde que les figures connues affichées d'emblée sur les briques du mur d'entame de ce spectacle. En 2017, Deux mille dix sept se terminait avec la construction de ce mur ; en 2023 dans Deux mille vingt trois, la chorégraphe le faisait s'écrouler. Quinze mois après sa création, il y a eu tant de nouvelles figures à inscrire sur ce mur des bourreaux. Et donc tant d'autres à faire tomber.
Deux mille vingt trois
Du 12 au 14 mars aux Célestins, de 5 à 40€
May B du 13 au 17 ami et Singspiele du 20 au 28 mai, toujours aux Célestins