Soulcié : « dessiner est une façon de savoir ce qui se passe dans ma tête »

Ça presse ! / Tapant fort et surtout juste, Soulcié (alias le mari de Mme Soulce dans ses strips intimes) est l’un des plus prolifiques dessinateurs de presse français contemporains. Rien d’étonnant : l’efficacité féroce de son trait et la force comique de ses dessins le placent dans le sillage de Reiser et Cabu. C’est tout naturellement qu’il figure de nouveau à l’affiche du festival Ça presse. Conversation avec l’artiste, entre deux livraisons…

Bourdieu disait que la sociologie  était « un sport de combat » ; est-ce pareil pour le dessin de presse — pour l’agilité qu’il réclame au quotidien et compte tenu des contraintes de son exercice ?
Soulcié : Oh, c’est un sport de combat… mais un sport de con, aussi (sourire). Un sport de combat contre soi-même, contre personne et contre tout le monde à la fois, un peu dans le vif et parfois un peu vain. Au début, quand je faisais de grosses sessions de recherches d’esquisses, j’étais vidé le soir. Si tu compares au sport, il faut être explosif : faut TOUT donner sur un dessin… mais c'est aussi un marathon parce qu'il faut durer dans la semaine, dans l’année, dans la décennie. En fait, le dessin de presse c’est un peu comme le badminton : il faut que tu tapes de toutes tes forces jusqu’à te faire une tendinite. Si tu tapes moyen-fort, ça n’avance pas… et ça ne change rien.

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Tu travailles régulièrement pour Marianne, Télérama, La Revue dessinée, Fluide Glacial, Fakir, Causette, L’Est Républicain… Sur quels critères les collaborations se nouent (et se dénouent)—elles ?
Mon genre de journaux, c’est ceux qui veulent, hein !

Mais si Valeurs Actuelles se présente, tu n’iras pas…
Bah non, c’est la limite : quand tu as la chance de vivre de ton dessin — c’est que finalement ton dessin est bon — tu sais où tu mets ta limite. La mienne vient assez vite dans un éventail droite/gauche et dans l’éventail nucléaire. C’est ma clause de conscience. Je ne travaillerais pas pour Total, Valeurs Actuelles ou même Le Figaro. Eux, par chance, ils n’aiment pas le dessin, comme c’est un truc qui secoue les valeurs, et qui est un peu polémique. Je regrette d’ailleurs qu’il n’y ait pas vraiment de très grands dessinateurs de droite — encore que Xavier Gorce ait viré sa cuti, ça nous fait un mec assez bon en mauvaise foi de l'autre côté…

Il y a Marsault…
Oui, mais là on est sur du fascisme — c’est un peu homophobe, mais ça pompe beaucoup Gotlib. Nous à Fakir on veut la révolution, mais cordialement (rires). Sinon, il y a Kak qui dessine à L’Opinion

On ne sait pas ce qui va être choisi

Comment organises-tu tes journées : en suivant tes réseaux, on a l’impression d’un flux continu de productions…
Quand tu commences où que tu n’es pas établi, c'est rude, hein ! Tu envoies ce que tu as de meilleur ; et dans le meilleur des cas, on te dit qu’on ne t’en prend pas. Ça peut durer des semaines… Puis on t’en prend un ou zéro ou deux. Au Canard, ils jouent encore à ça. À Marianne, c’était comme ça avant mais ça c'est normalisé — c'est-à-dire que l'équipe des réguliers a la garantie d’en avoir un de pris. Donc tu ne travailles pas pour rien. C'est réglo.

Après, cela dépend si c’est de l’illustration de Une ou de dossier (comme pour Fakir) ou du dessin de presse pur. Quand on dit “dessin de presse”, tu as carte blanche. Tu détermines les sujets dont tu vas parler en essayant de tâter la ligne ou l'état d'esprit du journal, en faisant en sorte que le dessin que tu fais le lundi matin soit encore valable le jeudi de la parution. Il faut soit prendre un sujet dans l’air du temps dont tu sens qu’il va durer — avec la réforme [des retraites, NdlR] et la planète qui meurt, c’est assez facile, mais je ne peux pas faire que ça — soit un peu anticiper sur un G7 ou un sujet de culture. Ma semaine est rythmée : le dimanche après-midi j’ai L’Est Républicain ; le lundi L’Est Républicain, Marianne et L’Équipe. Pour La Revue dessinée qui sort mercredi midi, j’essaie de leur proposer le mardi pour avoir le temps de le faire tranquille et de l’envoyer le mercredi matin. Quant à Télérama, comme c’est un peu à l’envi, je leur envoie un tas d’esquisses et ils m’en prennent une, deux, trois ou quatre ou zéro. Ils en publient une par jour mais j’ai un autre collègue, Couty, avec qui j’alterne donc je ne suis pas pressé pour le faire. Avec eux, ca peut être des dessins “chauds“ ou “mi-mous, tièdes“. Ils veulent un peu moins politique, des trucs dans l’air du temps : les trottinettes électriques, le nouveau Astérix… Et si mon dessin n’est pas publié ce soir, c’est pas grave : il le sera dans trois ou quatre jours. Ils ont un petit stock en réserve…

Après, il y a un mystère : on ne sait pas ce qui va être choisi, ni pourquoi. À Marianne par exemple, je crois qu’on est six dessinateurs ; quand il y a une semaine de manifs, ils ne vont pas prendre six dessins de manifs mais un seul et mettre d’autres trucs. Donc, si ça se trouve, tu auras un camarade qui aura fait un dessin meilleur que le tien sur le même sujet. Quand ils en prennent un des tiens, ce n’est évidemment pas ton meilleur (sourire). À L’Équipe l’autre jour, j’avais sué pour défoncer Noël Le Graët et finalement ils ont pris un autre truc qui répondait à la couverture sans la connaître…

Ne pas être influencé par le contenu du journal permet donc d’avoir davantage de latitude…
Oui, parce que quand tu es “dans” un journal et intégré à la rédaction, tu as tendance à épouser ses vues. C’est un peu à double tranchant : d’un côté, tu es pigiste pour plusieurs titres, tu proposes ce que tu veux et tu gardes ta liberté de penser — comme venir de faire le cancer en France quand tu vis en Patagonie (sourire) — de l’autre, tu sens que tu es la cinquième roue du carrosse. Et là, peu importe ce qu’il y a dans le journal, on va se prendre un dessin pour boucher un trou. Il jouent  un peu comme ça dans Le Canard enchaîné : ils font les articles et ils regardent après comment ils rajoutent les dessins. Malheureusement, le texte reste souvent plus fort que le dessin alors que le dessin, c’est l'identité du journal.

© Soulcié

Revenons aux thématiques “dans l’air du temps“. La réforme des retraites en ce moment, et Olivier Dussopt en particulier, font l’objet d’un suivi assidu de ta part. Est-ce une aubaine ou un risque quand l’incarnation d’une politique ou d’un moment sociétal se prête aussi naturellement à la caricature ?
(rires) Ça permet de faire un raccourci. Quand tu fais le patron du XIXe siècle avec le monocle et le haut-de-forme, tu as le capitalisme. Dussopt, il était vraiment transparent. Macron avait mandaté Élisabeth Borne, c’était elle qui incarnait la réforme, qui faisait passer les 49.3 et puis Olivier, il en voulait, il a mangé de la vache enragée tous les matins…

Le problème avec la macronie, c’est que ces mecs sont assez jeunes et quelconques : Aurore Bergé, Attal, Bruno Le Maire sont hyper durs à dessiner : pas trop vieux, entre deux trucs… Il y a rien qui accroche. Il faut qu’ils vieillissent pour avoir les nez et les oreilles qui s’allongent. Même Castex c’était l’archétype du chauve à lunettes technocrate qui n’a rien de spécial, à part les yeux rendus plus grands par ses verres. Macron était comme ça, très difficile à choper comparé à Sarkozy, à Chirac ou au rond Hollande. Dussopt, c’est trop bien : il a une voix aiguë, il est tout rouge, il ressemble à un pantin maléfique, à une marionnette de ventriloque, et en même temps, c’est ce qu’il est. Et puis, c’est un gros traître au PS, c’est vraiment un super vilain : tu t’attendrais à le voir dans l’Arche d’alliance avec Ciotti. C’est pratique, tu dis “Macronerie méprisante, traître, jusqu’au-boutiste, injuste, dégueulasse“ en montrant Dussopt : tu as le résumé de la réforme des retraites, des autres grandes réformes de la Macronie en un dessin. Après, le dessin, il est périssable par nature…

Parfois, il arrive qu’un dessin de presse connaisse une vraie postérité, à l’instar de celui de Faizant à la mort de De Gaulle…
Mais il en a fait combien ? Au moins trois cents par an pendant quarante ans ! Ça fait maigre, quand même. Mais c’est pas grave : son boulot c’était faire son dessin du journal de demain. Donc, ceux d’avant…

En quinze années de métier, ton style a évolué. D’ailleurs, tu déploies plusieurs styles différents : tantôt avec un trait épuré se rapprochant des cartoons américains, tantôt plus travaillé, tantôt plus nerveux…  Qu’est-ce qui définit la forme : le média de publication, l’urgence, l’intention ?
Pfou… Il y a beaucoup d’erreurs et de hasards (rires). Idéalement, il faudrait avoir une palette large. J’ai fait un dessin sur Venise, la ville de l’amour, etc. Là, tu ne peux pas suggérer, il faut habiter le truc avec de la couleur pour qu’on reconnaisse, faire un peu réaliste pour qu’on puisse y croire. Et comme c’était une blague mignonne, j’ai fait en sorte que le dessin soit un peu plus poétique. Si c’est un dessin plus coup de poing dans la gueule, tu as envie que le trait corresponde. Et puis… parfois je suis très pressé, parfois c’est de la flemme. Moi, j’adore chercher les idées, au stylo bille épais sur du papier machine. Mais il y a une force, une énergie que j'ai du mal à retrouver dans les dessins finalisés.

Après oui, sans doute que mon style évolue. Quand je regarde ce que je faisais il y a dix ans, l'intention était là mais je trouve ça très bancal. Comme dirait l’autre, c’est en faisant qu’on devient Jacques Faizant. À force de faire, tu as une expertise ; mais quelque part, je dessine un peu toujours les mêmes choses : des bonshommes, des bouts de rues… la vie, quoi. Mon niveau plastique a augmenté, mais je sais aussi que dans l’esquisse, tout passe dans l’énergie et dans l’idée. Il faut que t’arrives à dépouiller le dessin, dans une forme de lâcher-prise. C’est difficile, parce qu’on a tendance à vouloir être appliqué, à vouloir tirer la langue pour faire des traits parallèles alors que ce n’est pas ce qu’on demande. On demande qu’il se passe quelque chose, que le dessin soit vivant. Je serais bien embêté si je devais me dire : « ton dessin, c’est ça jusqu’à la fin de ta vie », figé dans la naphtaline. Il ne faut pas que j’arrête de chercher, que ça devienne automatique. J’envie beaucoup les dessinateurs qui continuent à faire des carnets d’observation, du croquis de nus… Ça nourrit le dessin et ça évite de tourner en rond.

© Soulcié

Tu fais partie des très rares dessinateurs à évoquer les coulisses de leur boulot et de leur vie familiale comme Crumb. Est-ce un besoin de décompression de raconter ces à-côtés ?
J’ai énormément d’ego ; alors, parce que je raconte des trucs drôles, ça me fait croire que je suis drôle (sourire). C’est arrivé à un moment où j’étais un peu fâché avec la BD, où j’avais beaucoup de travail et que je faisais un truc un peu répétitif. Sur Instagram, je suis libre dans le dessin et dans le propos (même si c’est auto-centré), ça m'a reconnecté avec pourquoi je dessine : j’ai eu envie de raconter des histoires et de faire rigoler les gens. Et de raconter un truc un peu spontané, comme si c’était des blagues en soirée dans la cuisine en buvant des p’tits rhums. Ça permet de garder le fun. Mais ça serait horrible que ça devienne un projet commercial !

C’est aussi une façon de donner des nouvelles qui a beaucoup d’écho : quand tu racontes un truc de manière sincère, les gens souvent se disent rassurés de savoir que tu déprimes et que c’est dur. On connecte les humains et les émotions, quoi. L’humour est une façon de se connecter à l’intelligence ; ce que je raconte en est une autre. Mais je fais ça pour rigoler…

N’empêche que ce sont des vrais petits contes moraux, sensibles et philosophiques…
Je ne suis pas adepte de trop intellectualiser des choses qui sont assez organiques, mais je me suis rendu compte que le dessin était un langage pour moi. Au point que quand je ne sais pas quoi penser de quelque chose, je dessine. Ça organise mes pensées. C’est une façon de savoir ce qui se passe dans ma tête. Voilà, docteur (rires) !

© Soulcié

Tu es dans les tous premiers à avoir rejoint Lisa Mandel à la fondation de la maison d’édition Exemplaire, gérée par des auteurs. Est-ce que cela libère intellectuellement de passer par une telle structure, à défaut d’enrichir ?
J’ai même été le premier à tester la plateforme. Et ça m’a enrichi de ouf ! Financièrement, c’est incomparable mais c’est pas le plus important. Par exemple, j’ai pu faire voter ma communauté de followers sur Instagram sur le titre et la couv’ ; jamais un éditeur ne serait parti avec cette couv’ ni ce titre : le marketing aurait eu le dernier mot. On a pu en plus choisir une imprimerie en Vendée. En fait, tu es libre de faire ton objet ! Ma copine Lucile Gomez m’a dit : « c'est la première fois que je suis hyper fière de mon objet ». Cette liberté n’a pas de prix. Mais elle demande beaucoup plus d’énergie — bon, même si ça avait été chez un éditeur, tu aurais aussi mis de l'énergie à aller faire des festivals, des dédicaces, des posts sur Instagram.

J’ai eu les meilleurs fous rires à faire ça

Le festival Ça presse pour lequel tu viens à Lyon permet de faire se croiser des dessinateurs de presse qui, comme toi, ne sont pas basés à Paris. Vous êtes quasiment tous éparpillés…
On est beaucoup à travailler à distance, ça s’y prête bien. On essaie d'aller dans nos rédactions respectives une ou deux fois par an pour pas qu’ils nous oublient. Internet permet cela, surtout pour mes camarades qui dessinent sur tablette :  ils peuvent partir en voyage et envoyer leurs dessins de n’importe où ; pas besoin de déplacer son bureau d’architecte.

Il y a deux trucs qui sont vachement bien à Ça presse : d’abord, les tables rondes pendant lesquels on dessine, dont les thèmes sont plus recherchés que ce que l’on peut voir habituellement — c’est pas « la liberté de la presse et auto-censure ». Pour le public et le dessinateur, c’est toujours super : fatigant mais marrant à vivre. Ça pimente de ouf n'importe quelle discussion ; j’ai eu les meilleurs fous rires à faire ça. Et tu n’es pas en train de parler dans le vide du dessin que tu as fait il y a trois mois en essayant de le mimer laborieusement. L’autre truc vachement bien, c’est qu’ils invitent des gens des journaux. Parce que dans “dessin de presse”, il y a presse. Et bien souvent, c’est comme si t’étais hors sol. On te demande pourquoi tu as passé tel ou tel dessin. Mais ce n’est pas toi, le dessinateur, qui décides. La moitié du temps, je ne sais pas pourquoi : il faut demander à celui qui a choisi. Donc, que les journaux soient là est important. Surtout, si on a un problème avec un dessin, c’est eux qui assument les conséquences.

D’ailleurs, as-tu déjà été associé à un procès ?
Non… C’est bien la preuve que je ne dérange personne…

Soulcié 
Aux  Rencontres internationales du dessin de presse Ça presse du 17 au 20 mars à l’Hôtel de Ville de Lyon

https://rencontres-capresse.com


Repères

1983 : Naissance le 9 février. Issu d’une famille d’agriculteur, Thibaut Soulcié suit une formation “classique“ de graphiste à Olivier-de-Serres (Paris) puis d’illustrateur aux Arts Déco (Strasbourg)

2008 : Première BD chez L’Écho des Savanes, Marine à Babylone

2016 : Signe l’affiche de Merci patron ! de François Ruffin, alors rédacteur en chef de Fakir. Soulcié y collabore comme dessinateur de presse ainsi qu’à L’Équipe. La liste des titres de presse qui le réclament ne cesse de s’allonger

2021 : Édite chez Exemplaire Eau de Soulce, recueil de dessins 2017-2021, après Le Monde est foot (2018)

2022 : En plus de faire rire (et grincer les dents dans la presse), il est présent sur le Net sur le https://soulcie.fr et son prolifique compte Instagram @thesoulce

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