Yannick : Personnages en quête de hauteur

Divine surprise du cœur de l’été, le nouveau Dupieux vient chambouler le cinéma, le théâtre et surtout les consciences hypocrites. Diablement intelligent au point de faire oublier le concept sur lequel il repose, Yannick est une sorte de Théorème avec un ange… gardien de nuit terre à terre et obstiné. Redoutable !

Alors qu’un vaudeville poussif se déroule devant une salle clairsemée, un spectateur se lève et interrompt les comédiens. Prénommé Yannick, ce gardien de nuit reproche aux acteurs ne pas lui faire passer la soirée qu’il escomptait. Estomaqués puis ulcérés, ceux-ci l’envoient paître. Ils n’auraient pas dû…

À qui l’ignorerait encore (bien qu’on puisse désormais le constater avec délectation deux fois par an), chaque film de Quentin Dupieux offre derrière le filtre de l’absurdité une réflexion pointue sur la condition humaine — sur le “rôle“ social de l’individu, sa place dans le groupe… Une approche entre Sartre et Ionesco (mâtinée de Kafka et de Beckett), mais où un rire franc remplace le grincement caustique des pré-cités, et de douces couleurs pastels tendent à amadouer l’œil. Pourquoi faudrait-il, en effet, recourir à l’arsenal (splendide mais pléonastique) de l’Expressionnisme ou du minimalisme pour raconter une histoire se défiant des règles de la logique ? Ne rêve-t-on pas davantage dans des décors proches de ceux de la veille et de la dite “normalité” que dans des ambiances en noir et blanc en décadré, écrasé par des ombres portées ? L’esthétique de Dupieux, en apparence inoffensive comme celle de Magritte, fabrique plus d’inquiétude inconsciente par sa contiguïté au réel et sa proximité au quotidien. Il n’en demeure pas moins qu’elle habite le spectateur de façon durable. Et qu’on en redemande parce qu’elle permet d’entrevoir une vérité sous-jacente.

Bas les masques !

Yannick tranche pourtant avec Fumer fait tousser ou Incroyable mais vrai — pour ne citer que les opus 2022 — dans le sens où rien ne peut rattacher son argument à un événement “improbable“ : pour atypique qu’elle soit, cette situation d’une prise d’otages par un individu dépressif reste plausible. Elle constitue d’ailleurs le point de départ d’un retour au réel, le personnage de Yannick agissant comme un révélateur ou un psy, épurant de tout fiction, de toute hypocrisie, de tout mensonge chacun des protagonistes sur scène et dans la salle.

S’agit-il pour autant d’une “rupture” formelle dans le parcours du cinéaste ? Pas vraiment puisque Yannick creuse certains sillons déjà amoureusement labourés par Dupieux. Lequel conserve son goût pour les emboîtements de récits et autres mises en abyme : quoi de mieux qu’une pièce dans un film interrompue par un spectateur pour offrir une dérivation narrative ? Son méta-récit répond également à une enfilade d’exercices de styles et de contraintes faisant de l’œuvre de réalisateur un manifeste vivant de l’OuCiPo — les règles auto-imposées ici sont l’obligation (externe) de tourner en six jours et (interne) de respecter quasiment un huis clos. Et puis il y a l’effet de “troupe“ — le terme revêt en l’occurrence un second sens — puisqu’il réemploie des comédiens ayant par le passé montré qu’ils pouvaient créer une synergie entre eux et avec lui.

Telle Blanche Gardin, et surtout Raphaël Quenard, dont le jeu sans égal — un mixte entre un décalage inné et une adéquation à son personnage de popu de banlieue — crée une bizarrerie instantanée dans ce bûcher des vanités sur les planches. Jonglant avec plusieurs degrés d’humour, ce pince-sans-rire emporte la scène, l'écran et les réalisateurs par poignées en ce moment. Jusqu'où il ira-t-il ?

★★★★☆ Yannick de Quentin Dupieux (Fr., 1h07) avec Raphaël Quenard, Blanche Gardin, Pio Marmaï… Sortie le 2 août 2023

 

pour aller plus loin

vous serez sans doute intéressé par...

Mardi 28 mars 2023 Un nom douillet, une verve grivoise, crue, parfois joliment obscène : Doully — celle qui surnomme son public « ses p’tits culs » — passe deux fois en région ce mois-ci, nous voici ravis.
Mercredi 17 novembre 2021 Mûrie de longues années par Audrey Diwan, cette adaptation d’Annie Ernaux saisit l’ascèse et la précision de l’autrice, pour la transmuter en portrait dépourvu de pathos d’une éclaireuse engagée malgré elle dans une lutte à la fois intime et...
Samedi 17 août 2019 Lassé par ses années d’échec au théâtre, Franck se fait recruter comme gardien vacataire dans un musée. Sa présence suscite l’hostilité de Sibylle, une consœur rigide, mais complète le staff et permet au conservateur de lancer un inventaire des...
Mardi 18 juin 2019 Revenant de quelques infortunes artistiques, Jean Dujardin se prend une belle veste (au sens propre) taillée sur mesure par Quentin Dupieux en campant un monomaniaque du cuir suédé. Un conte étrange et intriguant totalement à sa place à la Quinzaine...
Mardi 30 octobre 2018 Pour compenser ses années de taule, un innocent commet des délits. Sans savoir qu’il est “couvert“ par une policière, veuve de celui qui l’avait incarcéré à tort, elle-même ignorant qu’un collègue amoureux la protège… Encore un adroit jeu...
Mardi 3 juillet 2018 Si le script de "Garde à vue" avait eu un enfant avec le scénario de "Inception", il aurait sans doute le visage de "Au poste !", cauchemar policier qui commence par un concert et s’achève par un éternel recommencement. Du bon Quentin Dupieux avec...
Mardi 6 mars 2018 Dans Tiens ferme ta couronne, dernier Prix Médicis, Yannick Haenel lance son héros à la poursuite d'une obsession qui le projettera dans mille aventures : celle de faire réaliser un film sur Herman Melville au cinéaste américain Michael Cimino. Tout...
Mardi 17 février 2015 Un caméraman qui veut tourner son premier film d’horreur, un producteur instable, un animateur atteint d’un eczéma imaginaire, une petite fille nommée Réalité… Avec ce film somme et labyrinthique, aussi drôle que fascinant, Quentin Dupieux propulse...
Mardi 22 avril 2014 Rencontre dans une cour d’immeuble entre un gardien dépressif et une retraitée persuadée que le bâtiment va s’effondrer : entre comédie de l’anxiété contemporaine et drame de la vie domestique, Pierre Salvadori parvient à un équilibre miraculeux et...
Mardi 18 mars 2014 Que ce soit au cinéma avec "Wrong cops", sa nouvelle folie, ou dans la musique électronique en tant que Mr Oizo, Quentin Dupieux confirme qu’il est désormais une figure incontournable et en même temps insituable, ne répondant qu’à une seule loi : la...
Mardi 18 mars 2014 Avoir une double vie, de nos jours, n’a rien d’extraordinaire. Et si avant on trompait sa femme, c’est surtout la routine que l’on cherche à tromper (...)
Mardi 11 février 2014 Retournant au charbon du réel, la littérature propose de le percevoir et de le vivre autrement. La Fête du Livre de Bron en prend acte et, avec ses soixante-dix invités (écrivains, intellectuels, poètes...), sort du sillon pour mieux nous inviter à...
Vendredi 14 septembre 2012 Faux polar suivant la dérive existentielle d’un dealer juif qui tente de raccrocher pour s’exiler à Tel Aviv, le premier film d’Elie Wajeman opère un séduisant dosage entre l’urgence du récit et l’atmosphère de la mise en scène. Christophe Chabert
Mercredi 29 août 2012 Quentin Dupieux a de la suite dans les idées : après "Steak" et "Rubber", "Wrong" poursuit son exploration d’un univers absurde dont il invente, avec le plus grand sérieux, les règles délirantes, tout en creusant une vraie vision du monde moderne....

Suivez la guide !

Clubbing, expos, cinéma, humour, théâtre, danse, littérature, fripes, famille… abonne toi pour recevoir une fois par semaine les conseils sorties de la rédac’ !

En poursuivant votre navigation, vous acceptez le dépôt de cookies destinés au fonctionnement du site internet. Plus d'informations sur notre politique de confidentialité. X