Festival / Directeur de recherche au CNRS et responsable du Centre d'études politiques et sociales de l'université de Montpellier, Emmanuel Négrier a co-écrit Festivals, territoire et société. Alors que plusieurs festivals historiques des étés lyonnais annoncent un bilan 2023 déficitaire, le chercheur émérite décrypte les nouveaux paramètres qui pèsent sur ces événements.
Plusieurs festivals déclarent qu'il est aujourd'hui plus dur de fidéliser le public qu'avant la crise Covid, est-ce vrai ?
Emmanuel Négrier : il y a toujours eu autour de 40% de nouveaux spectateurs dans les festivals en moyenne, et ce taux de renouvellement reste élevé, même dans les festivals qui existent depuis longtemps. C'est notamment parmi ces « primo festivaliers » que la pratique de réservation de dernière minute se développe. On note qu'elle augmente pour tous les publics depuis 2022 et 2023, comme si le festivalier post-covid se comportait comme un nouveau festivalier.
Sociologiquement, le comportement d'un nouveau festivalier exprime une « triple police d'assurance », pour se prémunir d'une éventuelle mauvaise expérience. Il ne vient donc pas seul, il choisit son festival en fonction des têtes d'affiche qu'il connaît déjà, et finalement ne vient dans un premier temps que pour une courte période. S'il est satisfait de l'événement, il se fidélise et cette police d'assurance disparaît.
On comprend alors l'importance grandissante des têtes d'affiche pour les festivals. Cependant, depuis le Covid, les cachets des artistes ont énormément augmenté, les audiences doivent donc être exceptionnelles pour couvrir ces cachets.
Pourquoi les cachets des artistes ont-ils autant augmenté ?
Cela correspond à des stratégies industrielles. Contrairement à certaines expectatives, on n'assiste pas à des prises de possession de festivals par des industriels, c'est même plutôt le contraire. On peut citer le retrait de Live Nation du festival Marsatac, ou encore celui de Vivendi du festival les Déferlantes d'Argelès.
En revanche, ceux-ci sont très présents dans la production d'artistes. Ils souhaitent d'une part rattraper les deux années de disette du Covid et, dans un secteur qui s'est globalisé, ils ont objectivement moins de raison de négocier leurs tarifs avec un nombre considérable d'événements. L'étranglement financier qui pourrait s'en suivre pour certains festivals ne les touche guère : une diminution de la concurrence sur la diffusion pourrait même leur permettre d'augmenter les prix, et d'entrer dans la gestion de festivals devenus encore plus commerciaux et rentables, ce qu'ils ne sont que faiblement aujourd'hui. La plupart sont d'ailleurs fondés sur une une économie non-lucrative.
Comment les festivals peuvent-ils amortir cette hausse des cachets ?
C'est très compliqué, surtout que cette hausse s'inscrit dans un contexte d'augmentation générale de tous les coûts et une pression sur certains moyens techniques. Ce n'est pas tout, il faut aussi parler des recettes : Le « quoi qu'il en coûte » est terminé du côté des subventions, et le mécénat et les divers partenariats ne compensent en rien cette baisse. La billetterie, même en augmentation, ne peut pas le faire non plus, au risque de compromettre durablement les niveaux d'audience. C'est donc un effet de ciseau préoccupant entre recettes stables ou dégradées et coûts croissants.
Les festivals font face à un dilemme cornélien car beaucoup d'entre eux considèrent les têtes d'affiche comme "le" sésame du renouvellement des audiences, bien que cela leur coûte de plus en plus cher. Rares sont ceux qui refusent cette course déraisonnable aux têtes d'affiche. On peut citer le No Logo dans le Jura, qui joue le jeu inverse et parie sur la curiosité et le sens de la découverte d'un public qui est fidélisé ou à fidéliser. Ils programment presque exclusivement des artistes de la scène émergente.
Les festivals, dans leur grande majorité, n'y renoncent pas. Par exemple, Les Nuits de Fourvière fonctionne beaucoup sur les têtes d'affiche, bénéficie de nombreux soutiens, et en plus, s'adresse à un public qui, sociologiquement, n'est pas celui qui souffre le plus de la crise. Il fait partie de ces événements qui peuvent se permettre de jouer le jeu des affiches, mais dans des conditions qui sont malgré tout, même pour lui, plus risquées.
Quelles conséquences pourraient avoir ces tendances sur les festivals ?
Nous pourrions observer la disparition d'un certain nombre de festivals. Les plus gros d'entre eux ont réussi à tirer leur épingle du jeu car ils ont des audiences tellement énormes qu'ils amortissent un peu mieux les cachets et la hausse des coûts. Les plus petits ne s'en sortent pas trop mal non-plus car ils fonctionnent avec des économies de bricolage locales, du bénévolat, et n'ont pas les moyens de participer à la course à la tête d'affiche. Ce sont les festivals de moyenne importance qui sont le plus en difficulté, ce sont aussi ceux qui dépendent le plus de subventions publiques.
Cela suscite en moi plusieurs inquiétudes. Une inquiétude économique et sociologique : les festivals représentent des emplois à l'année, font vivre des territoires économiquement, et ont une importance croissante dans la vie artistique. Leur mise en danger n'est donc pas anodine. Par exemple, une inflation encore plus importante de la billetterie ne pourrait se faire qu'au détriment d'une partie du public qui n'aurait plus les moyens de se rendre en festival. En outre, la disparition d'un festival touche aussi à des actions menées à l'année sur les territoires, si on met à mal le milieu festivalier, on raye aussi le travail de développement de publics.
J'ai enfin une inquiétude plus "politique" sur le maintien de la capacité des pouvoirs publics à défendre des projets qui ne sont pas à but lucratif. C'est la diversité de l'offre culturelle et événementielle, son ouverture à tous les publics qui est mise à mal. Le développement d'une vision darwinienne sur le sujet (au fond, la mort d'un festival signifie qu'il n'était pas bon et sera remplacé par un meilleur) me semble particulièrement préoccupante.