Woody à tout prix

Mercredi 23 mai 2007

Beau cadeau de l'Institut Lumière aux spectateurs lyonnais : une rétrospective de l'œuvre de Woody Allen, cinéaste majeur qui a su concilier cinéma d'auteur et cinéma du mot d'auteur, Ingmar Bergman et Groucho Marx.Christophe Chabert

Photo : Manhattan

«Quand j'écoute trop de Wagner, j'ai envie d'envahir la Pologne...» La vanne est tirée de Meurtre mystérieux à Manhattan. Elle est signée Woody Allen, mais elle n'aurait pas dépareillé dans un sketch de Desproges... Une vanne parmi d'autres, innombrables, qui émaillent ses films, même les plus graves, où éclate toujours un talent d'auteur impressionnant. Allen en fera parfois un usage roublard, notamment quand il honorera sans gloire un contrat avec Dreamworks pour trois comédies dans l'esprit de ses débuts, mais tout de même beaucoup moins poilantes. Les débuts, justement... De son premier acte de cinéaste (le détournement d'une série B japonaise dont il refait la bande-son sous le titre Lily la tigresse) jusqu'au film de la reconnaissance critique (Annie Hall, joyau inépuisable, on y revient), Allen plante des banderilles pour l'avenir, fait ses gammes et ses armes, chevauche des pans de culture et de sous-culture, et crée ainsi son style de cinéaste. Il faut voir comment il tresse une suite de sketches sur la sexualité directement puisés dans les anecdotes psychanalytiques et les faits-divers libidinaux (Tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur le sexe...) ; comment il réécrit la littérature russe à la sauce burlesque tout en maintenant l'environnement historique le plus crédible possible (Guerre et amour) ; et, enfin, comment il bricole un faux docu-fiction sur un pauvre braqueur de banques poissard qui se croit héros de films noirs (Prends l'oseille et tire-toi).Hommes-femmes, mode d'emploi
Allen l'auteur écrit du sur mesure pour Allen l'acteur, à tel point que quand, trop vieux pour certains rôles, il doit les confier à d'autres, ceux-ci font tant bien que mal du Woody Allen (John Cusack dans Coups de feu sur Broadway, Kenneth Branagh dans Celebrity, Jason Biggs dans Anything else et même Sean Penn dans Accords et désaccords...). Tout autre est son rapport avec les actrices, qu'il sublime régulièrement, compagnes (Diane Keaton puis Mia Farrow) ou pas (Cristina Ricci dans Anything else, Radha Mitchell dans Melinda et Melinda, Scarlett Johansonn dans Match Point). Cette manière, il est vrai très hétérocentrée (pas d'homos dans les films de Woody Allen, tout comme on y trouve peu de pauvres et tardivement des Noirs), d'organiser le match hommes-femmes a fait du cinéaste un grand peintre critique du couple. Annie Hall est l'acte fondateur de cette vision, puisqu'il fait l'autopsie à rebours d'une rupture ; on y sent immédiatement la filiation avec Bergman, notamment avec Scènes de la vie conjugale dont Allen fera un remake génial et très personnel dans Maris et femmes. L'œuvre de Woody Allen, comédie et drame confondus, n'est depuis qu'un long procès-verbal de cette institution bourgeoise inoxydable et pourtant source de tous les maux. D'où il ressort que : le couple ne peut fonctionner qu'à égalité intellectuelle et sociale entre les deux parties ; qu'il ne résiste ni aux assauts du temps, ni au retour des expériences ratées qui l'ont précédé, et encore moins à la sourde pression des désirs frustrés qu'il engendre. Enfin, Allen le découvre sur le tard, il n'est peut-être que le produit malsain de mécanismes politiques et sociologiques servant à gravir des échelons ou à masquer une honte de classe. C'est ce sommet miraculeux qu'est Match Point et son addendum comique, Scoop.Le cinéma dans tous ses états
Si Allen l'auteur aime se montrer à travers Allen l'acteur, Allen le cinéaste cherche à rendre ses mises en scène invisibles. Ainsi, il n'hésite pas à déléguer le cadre et le découpage à ses chefs-opérateurs, pas tous de même niveau d'ailleurs... Néanmoins, son cinéma reste d'une grande force conceptuelle. C'est ce qui frappe quand on revoit les films : Allen y expérimente sans arrêt de nouvelles formes narratives. Faux documentaire (Broadway Danny rose, Zelig), faux reportage (Maris et femmes), cohabitation de genres et de récits (Crimes et délits, Harry dans tous ses états, Melinda et Melinda), évasion vers un fantastique renvoyant aux origines foraines du cinéma (La Rose pourpre du Caire, Alice, la fin de Tout le monde dit I love you) et enfin les nombreuses adresses caméras dans le feu de l'action (de la scène du cinéma dans Annie Hall jusqu'aux apartés de Jason Biggs dans Anything else). Dans le fond, le cinéma de Woody Allen est tout sauf naturaliste ou réaliste, il est traversé par une fantaisie et une liberté qui transpirent même dans ses films sérieux. Surtout, il n'est jamais routinier. Parfois moins inspiré, notamment quand il s'essaye à des réflexions sur son propre métier (Stardust memories, Celebrity, Coups de feu sur Broadway), ou quand il cherche à y faire rentrer au forceps ses admirations cinéphiles (le néo-expressionnisme poussif d'Ombres et brouillards, la comédie musicale dans Tout le monde dit I love you). Mais là encore, on ne peut qu'y voir le désir de ne jamais stagner, d'essayer de nouvelles pistes. Dans cette belle rétrospective à l'Institut Lumière, les spectateurs qui enchaîneront Guerre et amour, Annie Hall, Manhattan, Zelig, Hannah et ses sœurs, Une autre femme, Crimes et délits, Maris et femmes, Harry dans tous ses états et Match Point (on a fait ici notre top 10) ne pourront nier l'évidence : Woody Allen est un des grands cinéastes de notre temps.