Still life
Lion d'or mérité au dernier festival de Venise, le nouveau film de Jia Zhang-Ke entraîne le spectateur dans une fiction qui naît au cœur de la vallée des 3 Gorges, peinture en apesanteur d'une Chine au tournant de la modernité.Christophe Chabert

Photo : Rezo Films
Still life fait partie de ces films qui font naître leur fiction de leur décor, où la mise en scène enregistre dans un même mouvement le réel et le récit. C'est du cinéma contemporain au sens le plus noble du terme, le genre d'œuvres rares et précieuses qui ont les moyens formels et conceptuels de leurs ambitions artistiques. Jia Zhang-Ke installe sa caméra au cœur de la vallée et du barrage des 3 Gorges qui, au 1er mai 2006, verra le niveau de son fleuve s'élever de plusieurs centaines de mètres, engloutissant les villages alentour. Ici, des ouvriers démolissent les habitations, des familles sont délogées, un business souterrain s'organise avant que l'eau ne vienne l'engloutir au nom de la modernité. C'est là que débarquent deux personnages dont les trajectoires jumelles ne se rencontreront jamais : un mineur cherche sa femme et sa fille, qu'il n'a pas vues depuis 16 ans ; une jeune femme part sur les traces de son mari, disparu deux années avant. Leurs trajets symétriques répondent à la géographie particulière du lieu : ils passent d'une rive à l'autre, y restent quelque temps, retraversent le fleuve pour suivre une autre piste, s'égarent et finissent par se fondre dans l'hébétude de la population locale...Chronique d'une disparitionLa beauté exceptionnelle des plans, longs et élaborés, permettent aux corps de s'inscrire dans cet environnement voué à la destruction, magnifique mais déjà condamné. Jia Zhang-Ke sublime à chaque instant cette union précaire de l'humain et de la nature, du vivant et de l'inerte, redoublant l'ensemble par un travail saisissant sur le hors-champ sonore. Mais Still life est beaucoup plus que cela : dans ce morceau de Chine qui se prépare à l'ensevelissement, on creuse pour trouver des restes archéologiques de la civilisation précédente, pendant que circule en contrebande le vent nouveau d'un libéralisme sauvage qui singe sans distance les pires pratiques de l'Occident. Les billets de banque servent autant de cartes postales que d'instruments de magie, les écrans diffusent les films de John Woo dont on imite ensuite les scènes les plus célèbres, on se fait écouter fièrement sa sonnerie de portable... Pendant que la Chine communiste prépare méticuleusement sa disparition, la Chine capitaliste se répand comme un chiendent sur des ruines. Still life a ce parfum de catastrophe latente que l'on trouve dans le Stalker de Tarkovski, et ce n'est pas pour rien si Jia Zhang-Ke tire parfois son film vers une forme de SF terne et angoissée. Les 3 Gorges, dans sa géographie insaisissable et ses perspectives inouïes, est ce lieu où l'on part et d'où l'on ne revient pas, une «zone» où passé et futur se conjuguent dans un présent douloureux. Ce qui est, peu ou prou, le sentiment du spectateur face à ce film essentiel.Still Lifede Jia Zhang-Ke (Chine, 1h47) avec Han Sanming, Zhao Tao...