Cría Cuervos

Mercredi 14 février 2007

Reprise d'un grand film de Carlos Saura qui faisait souffler, en 1975, un vent de modernité, d'enfance et de cruauté sur une Espagne franquiste à bout de souffle.Christophe Chabert

En attendant les Eastwood, Friedkin, Soderbergh, Fincher et autres grosses pointures débarquant sur les écrans français, rien de tel que de s'échapper dans le temps pour redécouvrir l'extraordinaire Cría Cuervos. Prix du jury à Cannes en 1975, il marque l'apogée de son cinéaste, Carlos Saura, qui n'en était pas à son coup d'essai (il avait déjà réalisé des œuvres importantes comme Los Golfos, Peppermint frappé, Le Jardin des délices ou Anna et les loups, autant de films qui mériteraient eux aussi des reprises en bonne et due forme !), mais qui signait ici un coup de maître. Sa postérité, Cría Cuervos la doit beaucoup à la fameuse chanson Porque te vas, que l'on entend trois fois dans le film, et qui frappe aujourd'hui encore comme un pendant espagnol des Sucettes de Gainsboug/France Gall : même ingénuité dans la voix, même double sens acide dans le propos. À l'image du film...Le crépuscule d'une époqueSoient trois très jeunes filles cloîtrées dans une grande bâtisse au cœur de Madrid pendant les vacances. Le père, général franquiste coureur de jupons, vient de mourir, rejoignant la mère, décédée peu de temps avant de maladie, mais peut-être aussi de chagrin devant sa vie gâchée. Saura s'intéresse particulièrement à Ana, plus qu'à ses sœurs aînées et cadettes, car c'est elle qui porte le mieux le poids littéral et symbolique de cette famille décomposée. Dans une série d'allers et retours temporels où on la voit adulte se remémorer face caméra cet été d'ennui et de révolte feutrée, Ana se dévoile lentement comme un bloc de malheur et de lucidité, pour qui la mort est devenue une donnée aussi quotidienne que les repas du soir ou les jeux avec ses sœurs. «On m'a trompée, il n'y a rien», lui dit sa mère pendant l'impressionnante séquence de son agonie. Scène primitive qui malgré tout ne justifie pas la conduite de cette petite fille pour qui, avec le recul de l'âge, l'enfance est un temps «triste et interminable». Quelque chose gronde, sous sa peau et derrière les murs de cette maison : le vent de la liberté qui va bientôt en finir avec ce franquisme crépusculaire. Saura le sent et s'engouffre avec une audace grisante dans la brèche : multiplications des regards caméras, bande-son toute en ruptures et contrastes... Le cinéma espagnol va lui aussi se libérer de ses carcans idéologiques et de l'influence esthétique américaine pour s'inscrire dans la modernité mondiale. Il y a tout cela dans Cría Cuervos, et un petit plus : l'interprétation splendide d'Anna Torrent (Ana), découverte dans cet autre chef-d'œuvre sur l'enfance qu'est L'Esprit de la ruche de Victor Erice, et qu'on retrouvera 20 ans plus tard en étudiante voyeuse et sadisée dans le premier film d'Amenabar Tesis. Son regard inquiétant et charmeur reste en mémoire longtemps après la fin du film...Cría Cuervosde Carlos Saura (1975, Esp, 1h45) avec Anna Torrent, Géraldine Chaplin...