Keane
Après Clean, Shaven et Claire Dolan, Lodge Kerrigan trace à nouveau le portrait d'un Américain à la dérive et crée encore le malaise, plus subtil et retors encore que dans ses films précédents.Christophe Chabert
On se croit d'abord dans un film des frères Dardenne, exilés de leur Belgique chérie vers un New York méconnaissable. Soit une caméra à l'épaule qui ne quitte pas l'acteur/personnage (Damian Lewis-William Keane), tremblant avec lui au diapason de sa douleur intime : le film le cueille ainsi au vol, sans préambule, brandissant devant des employés du métro une coupure de presse avec la photo de sa fille, disparue depuis 6 mois. Pendant le premier quart-d'heure, Lodge Kerrigan accompagne son errance désespérée sur un bord de route, dans des toilettes publiques où il se lave fébrilement, puis jusqu'à sa chambre d'hôtel où il continue à se parler à lui-même dans une logorrhée sans queue ni tête. Premier dérapage : alors que, déjà , le spectateur s'apprêtait à compatir avec Keane, père blessé, écorché vif par la détresse, les incohérences de son comportement freinent cette identification. Pourquoi attend-il six mois pour chercher sa fille ? Pourquoi ne pas rentrer se changer à son hôtel ? Le film va constamment élargir le fossé entre ce personnage à la névrose encombrante et l'envie légitime d'épouser son drame.IrrécupérableQu'il se mette à chanter devant un juke box en demandant dix fois de suite au barman de "monter le son", qu'il baise une fille dans les chiottes d'un club après s'être enfilé trois rails de coke ou qu'il agresse un type choisi au hasard en le désignant comme le kidnappeur présumé de son enfant, Keane est vraiment irrécupérable. Trop bizarre pour être plaint. Trop inquiétant pour être le sujet d'un film sur "le deuil impossible". Là est le talent de Kerrigan : le monde n'est pas rassurant et son imprévisibilité est contagieuse. Le film avancera donc sur des voies incertaines sans pour autant perdre sa ligne droite esthétique : il ne lâche pas son personnage et colle à son comportement heurté. Toute la deuxième partie le voit ainsi trouver le salut au contact d'une mère en difficulté et de sa fille. Salut ? Pas si vite. Les motivations de Keane restent nébuleuses : voit-il en cette enfant un substitut possible à sa propre gamine perdue ? Ou un appât pour rejouer la scène de la disparition ? Tout ça n'a bien sûr pas de sens, le réalisme maniaque du film indique que la fiction et ses invraisemblances n'y ont pas leur place. Mais Kerrigan laisse planer malgré tout le suspense ; à moins que, redoutable leçon de mise en scène, ce ne soit le spectateur qui, conditionné par son désir de rebondissements et contaminé à son tour par l'anti-logique de Keane, finisse par croire qu'une causalité peut naître au milieu de ce chaos ordinaire. L'identification s'est déplacée de la sympathie envers un être aux abois à la folie d'un animal urbain en pleine démence. Kerrigan a, une fois de plus, touché juste.Keanede Lodge Kerrigan (EU, 1h33) avec Damian Lewis, Amy Ryan...