Blog : Cannes jour 8 : We love Lee

Jeudi 20 mai 2010

Poetry de Lee Chang-dong. La Nostra vita de Daniele Luchetti.

 Ouf ! Enfin, la voilĂ , la claque de la compĂ©tition, le film que l'on dĂ©sespĂ©rait de voir durant ce festival, celui qui remet les pendules Ă  l'heure et les points sur les i. Poetry de Lee Chang-dong a eu cet effet-lĂ  et on serait très fâchĂ© après Monsieur Burton et ses camarades du jury si le film n'obtenait pas au minimum la Palme d'or (le prix d'interprĂ©tation fĂ©minine et celui du scĂ©nario sont en option). Le cinĂ©ma de Lee, Ă©crivain et Ă©phĂ©mère ministre de la culture sud-corĂ©en, a connu une montĂ©e en puissance depuis la dĂ©couverte de Peppermint candy. Secret sunshine faisait dĂ©jĂ  figure d'œuvre majeure, mais Poetry le surpasse encore. Madame Mija est une paisible grand-mère qui Ă©lève seule son petit-fils ; en sortant de la clinique après une consultation de routine, elle dĂ©cide sans rĂ©elle raison de suivre des cours de poĂ©sie. Cette femme simple, souriante et dĂ©vouĂ©e traversera ensuite une sĂ©rie de drames qui vont entamer sa joie de vivre, mais lui offrir aussi un accomplissement intime dont le film tait pudiquement s'il sera son dernier. Un signe qui ne trompe pas : Poetry se coltine la plupart des grands thèmes qui ont parcouru les films en sĂ©lection officielle, mais Ă©vite un par un les Ă©cueils dans lesquels tous sont tombĂ©s. La maladie, la solitude, les rapports entre les vieux et la jeunesse, le besoin de trouver un sens Ă  son existence quand celle-ci arrive Ă  son crĂ©puscule... PlutĂ´t que d'en faire des sujets (et, par contagion, d'y apposer des thèses moralisantes), Lee Chang-dong utilise cette matière comme des motifs qui lui permettent sans arrĂŞt de faire dĂ©vier le cours des scènes, totalement imprĂ©visibles dans leur dĂ©roulĂ© et leur conclusion. Le film peut dès lors aller gratter des recoins obscurs (le viol d'une adolescente, la sexualitĂ© d'un vieillard aphasique, l'argent tout puissant qui permet aux classes supĂ©rieures de prĂ©server leur respectabilitĂ©) sans jamais tomber dans la dĂ©nonciation lourde ou la complaisance crado. Seuls comptent les trajets des personnages, leurs ambiguĂŻtĂ©s et leurs moments de dĂ©tresse ou de plĂ©nitude. Restait Ă  rĂ©ussir l'impossible : faire un film qui, Ă  plusieurs reprises, se confronte Ă  la reprĂ©sentation de l'acte et de l'art poĂ©tiques. Lee Chang-dong s'en approche avec une prudence de sioux, conscient du cĂ´tĂ© casse-gueule de l'entreprise. Il adopte d'abord la mĂ©fiance et la maladresse de Mija face Ă  cette inspiration trop abstraite pour une femme qui a passĂ© sa vie Ă  se dĂ©mĂŞler avec le quotidien. Puis il envoie son personnage dans un club de lecture oĂą le cinĂ©aste filme sans jugement, avec une neutralitĂ© absolue, les poèmes dĂ©clamĂ©s par les convives. Sont-ils bons ? Sont-ils mauvais ? Peu importe, c'est l'acte de les lire qui compte et qui influe, positivement ou nĂ©gativement, sur le rapport de Mija Ă  la poĂ©sie. Enfin, Lee Chang-dong fait le grand saut : non seulement il doit faire entendre au spectateur la crĂ©ation Ă©crite par Mija, mais il doit lui aussi faire œuvre poĂ©tique dans ses images. Et lĂ , Poetry est carrĂ©ment gĂ©nial : la mise en scène, qui refuse obstinĂ©ment de s'Ă©carter de sa matière rĂ©aliste et crue (proche en cela de Secret sunshine, et Ă  l'opposĂ© des dĂ©lires visuels et sonores d'un Iñarritu) va prĂ©lever sans aucun effet ni esthĂ©tisation manipulatrice la beautĂ© du monde, jusqu'Ă  ce qu'une vieille femme de soixante-sept ans ne fasse plus qu'une avec l'âme apaisĂ©e d'une enfant de treize ans. Le fleuve qui charriait un cadavre au dĂ©but du film devient le reflet tranquille du temps qui passe, irriguĂ© par les mots qui en accompagnent son cours. Des larmes plein les yeux, on crie au sublime. Comme on avait vu le meilleur film de la compĂ©tition, on Ă©tait fin prĂŞts Ă  voir le pire. Oui, pire qu'Iñarritu, Montpensier et Un homme qui crie, dĂ©jĂ  très hauts sur l'Ă©chelle du navet, c'est possible et c'est signĂ© Daniele Luchetti, en plein trip Berlusconi avec La Nostra Vita. Il faut le voir pour le croire, mais ce mĂ©lodrame craignos rĂ©alisĂ© comme un tĂ©lĂ©film de la RAI se vautre sans vergogne dans le clichĂ© de l'Italien beauf, macho, frimeur et raciste, Ă  coups de dialogues subtils genre "T'as dĂ©jĂ  vu un noir construire un toit Ă  sa cabane ?" ou "Si ma femme Ă©tait vivante, j'aurais couchĂ© avec toi, mais comme elle est morte, j'aurais l'impression de la trahir". Au moins, les cinĂ©astes italiens ont visiblement rĂ©glĂ© leurs questions d'identitĂ© nationale... Ne cherchez pas lĂ  une forme d'ironie ; Luchetti pousse sans arrĂŞt le spectateur Ă  s'apitoyer sur ce parfait trou du cul, avec un sens très personnel de la morale puisque sa lâchetĂ© et son Ă©goĂŻsme seront châtiĂ©s par un gentil happy end oĂą il retrouvera famille, enfants et pognon dans une grande scène rĂ©conciliatrice. Il va falloir une solide argumentation pour nous expliquer la prĂ©sence de cette daube en compĂ©tition - l'Ă©tape suivante, c'est un film de Franck Dubosc concourant pour la Palme. Car on a beau dire que les sĂ©lectionneurs font avec ce qu'on leur montre, on reste persuadĂ© qu'il y avait au moins 100 films plus lĂ©gitimes pour figurer au sommet du festival que cette Nostra Vita fĂ©tide, moche et inutile.