Blog : Cannes, Jour 11 : This is the end (photos)

Mardi 25 mai 2010

"Soleil trompeur 2" de Nikita Mikhalkov. "Ha ha ha" de Hong Sang-Soo. "Film socialisme" de Jean-Luc Godard.Christophe Chabert

 Samedi 22 mai, veille de palmarès, veillĂ©e d'armes, remise des prix dans les sections parallèles. C'est la fin, donc. Dimanche retour Ă  Lyon, d'oĂą l'on suivra la cĂ©rĂ©monie de clĂ´ture sur notre petit Ă©cran, avec les commentaires des critiques du "Masque et la plume" en fond sonore. On est assez curieux de voir comment Michel Ciment, Ă©minent rĂ©dacteur Ă  "Positif" et grand ami de Thierry FrĂ©maux, va se dĂ©patouiller pour trouver de bons cĂ´tĂ©s Ă  cette compĂ©tition foireuse jusqu'au bout (de nos nerfs), puisqu'elle s'est terminĂ©e avec la projection de "Soleil trompeur 2" de Mikhalkov - on y revient dans quelques lignes... Un indice : lors de la confĂ©rence de presse de Tender son, le pĂ©nible film hongrois de la veille, Ciment posa au rĂ©alisateur cette question qui nous a laissĂ© pantois : «Qu'est-ce que vous avez voulu dire avec le chromatisme du film ?». Nous ne sommes donc pas les seuls Ă  finir le festival sur les rotules, mĂŞme le vaillant Ciment semble carbonisĂ©. CarbonisĂ©s, c'est ainsi que finissent les dĂ©cors de Soleil trompeur 2 de Nikita Mikhalkov. Après une heure trente de somnolences (un grand merci au foutoir de la veille Ă  cause du navet "Hors la loi"), on a prĂ©fĂ©rĂ© s'enfuir, quitte Ă  retenter l'expĂ©rience lors de la sortie du film. Mais ce qu'on en a vu faisait penser Ă  une sorte de Michael Bay russe, un blockbuster ruineux, oĂą le pognon a visiblement Ă©tĂ© dĂ©pensĂ© pour construire de gigantesques dĂ©cors (dont un bout de Mer noire, histoire d'y faire flotter une mine avec deux personnages accrochĂ©s dessus ; quand on pense qu'il y a vingt-cinq ans, on avait fait un procès Ă  Polanski pour avoir fait la mĂŞme chose dans son autrement plus sympathique "Pirates"...). Ces dĂ©cors somptueux, Mikhalkov les fait ensuite pĂ©ter les uns après les autres, dans une obscène dĂ©bauche de moyens et d'effets ratĂ©s (plans Ă  la grue, plongĂ©es vertigineuses). Par contre, le budget "flashbacks" a Ă©tĂ© allĂ©gĂ© : Mikhalkov repasse des sĂ©quences entières du premier volet (la comparaison est cruelle : entre temps, sa mise en scène pastorale a virĂ© Ă  l'emphase boursouflĂ©e). Ça avait l'odeur du navet, et on l'a tellement respirĂ©e cette annĂ©e qu'on a prĂ©fĂ©rĂ© garder des forces pour la suite. Mais en sortant, une idĂ©e nous a traversĂ© l'esprit. Ce film-lĂ  a tout du film officiel russe, et pas seulement parce que Mikhalkov est le puissant patron de l'union des cinĂ©astes de son pays et qu'il est par ailleurs un soutien dĂ©clarĂ© de Vladimir Poutine. Cette sensation tient aussi Ă  son sujet, son traitement inflationniste, son dĂ©sir rapace d'aller conquĂ©rir le public international après avoir annexĂ© son territoire d'origine... Et on se rendait compte que des films de ce type, il y en a eu des tas dans cette compĂ©tition officielle qui, pour le coup, porte bien son nom. Un homme qui crie (film officiel africain), La Nostra Vita (film officiel berlusconien), Montpensier (film officiel français, avec intervention directe du ministre de la Culture pour boucler son budget), Hors la loi (film officiel algĂ©rien, mĂŞme si budgĂ©tairement, le film est surtout français...). Que des daubes acadĂ©miques, conformes Ă  une certaine idĂ©e d'un pays ou d'un continent et Ă  une certaine idĂ©e de sa culture dans sa version exportable. Quand les festivaliers cherchaient dans leur mĂ©moire une sĂ©lection du mĂŞme mauvais tonneau, l'annĂ©e 2003 (celle d'Elephant et de ChĂ©reau prĂ©sident du jury) revenait souvent. Mais on peut aussi se demander si 2010 n'est pas un retour aux annĂ©es 50, oĂą les pays choisissaient les films qui allaient les reprĂ©senter en compĂ©tition... C'est particulièrement frappant concernant La Nostra Vita, car si on peine Ă  trouver des contre-exemples russes, français ou africains dans les autres sĂ©lections, il y avait hors compĂ©tition le puissant documentaire de Sabina Guzzanti Draquila comme antidote Ă  cette purge infĂ©odĂ©e Ă  l'idĂ©ologie actuelle du prĂ©sident du Conseil. Il y a plus de cinĂ©ma dans le documentaire de Guzzanti que dans la fiction de Luchetti, et un discours nettement moins officiel, au point d'avoir entraĂ®nĂ© des protestations du ministre de la Culture italien. L'Asie fait dĂ©jĂ  figure de grande gagnante de ce festival. En compĂ©tition, les trois meilleurs films venaient de lĂ -bas (Poetry, Oncle Boonmee et The Housemaid), Ă  la Semaine de la critique, un film vietnamien a remportĂ© deux prix tandis qu'un sud-corĂ©en, Bedevilled, a provoquĂ© un gros buzz chez les amateurs de cinĂ©ma de genre (on l'a ratĂ©, hĂ©las !). Et c'est encore la CorĂ©e du Sud qui a triomphĂ© Ă  Un certain regard. Vu le dernier jour du festival, Ha ha ha, le nouveau Hong Sang-Soo, sorte de Rohmer alcoolisĂ© corĂ©en, a remportĂ© le Grand Prix de cette sĂ©lection. Si on aurait prĂ©fĂ©rĂ© voir distinguer l'excellent Mardi après noĂ«l, ou mĂŞme un doublĂ© bras d'honneur Godard / De Oliveira, il faut reconnaĂ®tre que Ha ha ha n'est pas mal du tout. Hong tourne plus vite que son ombre (son dernier film est encore Ă  l'affiche en France...), et il a une fâcheuse tendance Ă  la paresse dans sa rĂ©alisation (Ha ha ha n'Ă©chappe pas Ă  la règle, entièrement composĂ© de plans fixes agitĂ©s par quelques zooms hideux en guise de recadrages !). Mais son nouveau bĂ©bĂ© est une comĂ©die astucieuse, formidablement Ă©crite et interprĂ©tĂ©e par le gratin des comĂ©diens corĂ©ens, dont Yun Junghee, l'actrice principale de Poetry, favorite maison pour le prix d'interprĂ©tation fĂ©minine. Deux amis se retrouvent autour d'un verre (ou plutĂ´t de cinquante verres !) et se racontent, entre deux toasts, leur aventure sentimentale respective. Le film donne la parole alternativement Ă  l'un et Ă  l'autre, mais le spectateur se rend compte qu'au cœur de ces deux histoires se trouve la mĂŞme femme, une guide historique plutĂ´t paumĂ©e affectivement dont le cœur balance entre l'un des protagonistes, et le meilleur ami de l'autre. Comme dans certains Woody Allen, Hong tient jusqu'au bout son concept et le quiproquo qui en dĂ©coule : les deux ne sauront jamais qu'ils parlent en fait de la mĂŞme personne... Au-delĂ  de ce tour de force scĂ©naristique, le film arrive Ă  faire rire des situations les plus grinçantes - notamment quand il s'agit de parler de la dĂ©pression, d'une sĂ©paration ou de mettre en scène une dĂ©rouillĂ©e Ă  coups de gifles en pleine rue. Ha ha ha, le titre, renvoie d'ailleurs autant au rire franc qu'Ă  celui, gĂŞnĂ©, qui conclue souvent les dialogues du film et qui devient, par contagion, celui du spectateur. Ha ha ha permet aussi de tirer une jolie perspective sur ce Cannes 2010. Les scènes oĂą les deux personnages se parlent au prĂ©sent ne sont pas exactement filmĂ©es, mais racontĂ©es avec des photos en noir et blanc. Ce n'est pas le premier film vu ici Ă  utiliser le procĂ©dĂ© : De Oliveira avait lancĂ© le jeu dans son Étrange cas Angelica, oĂą l'image fixe permettait un accès vers un outre-monde fantastique, comme si le cinĂ©ma n'avait d'autre solution que de retourner Ă  son origine photographique pour espĂ©rer trouver un second souffle. L'appareil photo est ensuite devenu la grande affaire financière du festival, avec deux films tournĂ©s avec un Canon numĂ©rique mis en mode «motion picture» (autrement dit, pour le prix d'une annĂ©e de paquets de clopes) : Rubber de Quentin Dupieux et La Casa muda, surprenant rollercoaster horrifique uruguayen façon Blair Witch, un plan sĂ©quence de 79 minutes dans une maison isolĂ©e oĂą rode un tueur invisible. Le film, sans ĂŞtre gĂ©nial, a de la gueule car il croit encore en la mise en scène (pas comme Paranormal activity !) et la fiction. Surtout, en cours de rĂ©cit, l'hĂ©roĂŻne plongĂ©e dans le noir se saisit d'un antique PolaroĂŻd et utilise son flash pour Ă©clairer la pièce et voir les monstres qui s'y cachent. L'idĂ©e est d'autant plus belle que plus tard, c'est un mur de photos instantanĂ©es qui rĂ©vèlera le pourquoi du comment de cette histoire. Le film s'amuse ainsi Ă  mettre en parallèle sa fabrication et son rĂ©cit, de la technologie disparue Ă  son dernier-cri rĂ©volutionnaire. Passionnant, mais pas autant que la manière dont Weerasethakul fait entrer l'art photographique dans son Oncle Boonmee. L'oncle en question a Ă©tĂ© photographe amateur. Son fils, revenu d'une longue absence transformĂ© en homme-singe, raconte que le jour de sa disparition, il avait empruntĂ© le matĂ©riel de son père et, dans la jungle, avait eu accès Ă  un phĂ©nomène invisible que seules ses photos avaient pu capter. Plus tard dans le film, Boonmee raconte un rĂŞve, un voyage dans le futur, mais ce sont des photos d'enfants-soldats riant aux cĂ´tĂ©s d'un homme dans un costume de singe ridicule qui apparaissent Ă  l'Ă©cran. Une rĂ©fĂ©rence aux Ă©vĂ©nements toujours en cours en ThaĂŻlande, que le cinĂ©aste se plaĂ®t Ă  incorporer sous forme de gag incongru, jouant ainsi malicieusement avec le spectateur. Ce recours gĂ©nĂ©ral Ă  la photo comme outil, objet artistique ou Ă©lĂ©ment scĂ©naristique, est peut-ĂŞtre un moyen de trancher enfin l'interminable question numĂ©rique / pellicule, qui occupe les esprits depuis presque dix ans et l'apparition des camĂ©ras DV. Car la photo est avant tout une affaire de cadre, d'instants, de prĂ©sence et de regard, l'insistance Ă  saisir le monde dans son immĂ©diatetĂ© fugace. Peu importe, dès lors, que cette photo soit le fruit d'un patient travail de rĂ©vĂ©lateur (Oliveira, Weerasethakul) ou d'instantanĂ©itĂ© (La Casa muda, Ha ha ha ou encore Weerasethakul, qui joue sur les deux tableaux). Dans tous les cas, il dit l'importance de revenir Ă  l'essentiel : l'image juste plutĂ´t que le discours surplombant, Ă©cueil majeur de bien des mauvais films vus cette annĂ©e Ă  Cannes. Ă€ ce titre, il faut souligner qu'un des Ă©vĂ©nements du festival, Ă©tait le Film socialisme de Jean-Luc Godard. Une œuvre difficile, d'autant plus difficile qu'elle ne gagnait pas Ă  ĂŞtre prise en sandwich entre les autres films prĂ©sentĂ©s cette annĂ©e - Ă  moins qu'au contraire, sa singularitĂ© ne lui ait permis d'imprimer durablement la rĂ©tine, lĂ  oĂą les autres films s'effaçaient assez vite. Godard, Ă  la poursuite depuis cinquante ans de l'image juste, l'a sans doute trouvĂ© dans Film socialisme, mais par des moyens inattendus. Plans majestueux sur une mer d'encre ou images volĂ©es avec un portable dans une boĂ®te de nuit, citations d'autres films ou tentative de retour vers un certain classicisme narratif (les premiers raccords dans l'axe de Godard depuis, au moins, Sauve qui peut la vie !) : Film socialisme ressemblait Ă  une maison de cinĂ©ma ouverte Ă  tous et Ă  tout, dans laquelle on vient penser le monde Ă  travers le prisme de ce socialisme qui disparaĂ®t face Ă  la circulation folle de l'argent. Radicale ? Pas tant que ça, en fait, car Godard semble ĂŞtre descendue de la tour d'Ivoire. RĂ©ussie ? Pas toujours, la deuxième partie Ă©tant un peu faible. NĂ©cessaire ? Évidemment, car s'y dĂ©ploie un regard unique, visionnaire, inspirĂ©, drĂ´le et Ă©mouvant. Film socialisme survivra Ă  ce festival 2010.