Lyon : une Biennale d'art contemporain forte en émotions
Événement / Déployée sur douze lieux, rassemblant quelque 90 artistes internationaux, 66 productions originales, puisant dans les fonds anciens des musées lyonnais, la 16e Biennale d'art contemporain est une biennale XXL. Un paradoxe pour un événement qui se veut un manifeste de la fragilité. Sous la déferlante, cependant, la magie émotionnelle opère.

Photo : Photo : Hans Op De Beeck
Lieu nĂ©vralgique et le plus important (en taille) de la Biennale, les anciennes usines Fagor donnent le "la" de l'Ă©vĂ©nement. Nous y sommes accueillis par deux œuvres simples et fortes qui impriment d'emblĂ©e une certaine tonalitĂ© : une photographie du britannique Richard Learoyd montrant une jeune femme assise dans une lumière bleutĂ©e, levant un long regard mĂ©lancolique vers un plafond ; une installation vidĂ©o des libanais Joana Hadjithomas & Khalil Joreige (Where is my mind ?) faisant apparaĂ®tre puis disparaĂ®tre, sur un fond noir, des statues antiques sans tĂŞte, puis des tĂŞtes sans corps. Des images fantomatiques qui rappellent les liens entre l'image et la mort (l'imago chez les Romains Ă©tait le moulage en cire des visages des morts), les liens entre la trace et l'absence. Un soupçon de mĂ©lancolie nous enveloppe donc d'emblĂ©e et ne nous quittera guère tout le long du parcours des sept halls des usines...Â
« L'ombre de l'objet est tombĂ©e sur le moi », Ă©crivait Freud, en une belle formule Ă©nigmatique, pour caractĂ©riser la mĂ©lancolie. Quelque chose d'inconnu ou de mĂ©connu s'est perdu, nous manque, nous Ă©treint. Une part de notre fragilitĂ© rĂ©side dans cette relation d'inconnu, que certaines œuvres viennent exprimer, suggĂ©rer, sublimer. Comme ce superbe triptyque vidĂ©o de l'irlandais Ailbhe Ni Bhriain (An Experiment with Time) qui envoĂ»te par sa bande-son et son ambiance onirique, faisant apparaĂ®tre des ruines urbaines, des flashs d'images d'archives d'Ă©vĂ©nements historiques, des animaux exotiques dans des lieux incongrus, de vieilles salles de laboratoire inondĂ©es... Toutes sortes de strates temporelles et de strates technologiques s'entrecroisent ici, dans une esthĂ©tique cinĂ©matographique Ă la Andrei Tarkovski, au-dessus de l'abĂ®me.
Renaître de ses cendres
Plus gĂ©nĂ©ralement, le dialogue avec le passĂ© est, aux usines Fagor, omniprĂ©sent : pour le rĂ©parer, en remonter la mĂ©moire, en tirer de nouvelles formes... Dana Awartani reproduit, dans une installation monumentale, la cour de la grande mosquĂ©e d'Alep partiellement dĂ©truite pendant la guerre civile syrienne ; la peintre Giulia Andreani Ă©voque dans ses tableaux en gammes de gris des histoires oubliĂ©es ; AurĂ©lie PĂ©trel renoue avec les sensations enfantines dans son "palais de glaces" mettant en scène ses photographies prises Ă Beyrouth ; Lucia Tallova nous plonge dans une installation oĂą l'on dĂ©couvre de vieilles photographies brĂ»lĂ©es ou froissĂ©es, ou encore une armoire qui vomit son contenu de charbon... Et, Ă proximitĂ© de crĂ©ations rĂ©centes, on dĂ©couvre aussi de grandes reproductions en plâtre et Ă©brĂ©chĂ©es d'œuvres antiques (issues des collections du MusĂ©e des moulages), ou des toiles dĂ©tĂ©riorĂ©es et littĂ©ralement "pansĂ©es", issues des collections des Hospices civils de Lyon.
C'est aussi le passage du temps, la finitude humaine, le renouveau de la vanitĂ©, que les artistes de la Biennale explorent. Avec pour point d'orgue : l'immense et très impressionnante installation du belge Hans Op de Beeck qui fige sous une peinture uniformĂ©ment grise tout un camping et un parc de jeu pour enfant Ă l'Ă©chelle 1. « We were the last to stay » est la phrase-titre de l'œuvre, laissĂ©e par des habitants qui ont disparu. Tout chez de Beeck est certes gris, Ă©teint, passĂ©, mais il reste de l'eau qui miroite dans cette installation, tout comme, ailleurs dans les usines Fagor, des lutins verts, Ă©chappĂ©s des mythologies scandinaves, phosphorent sur une estrade (sculptures de Kim Simonsson), des danseurs du CNSMD redonnent vie Ă l'œuvre chorĂ©graphique un peu oubliĂ©e de l'allemande Valeska Gert (performances créées par Eszter Salamon), une statue antique s'Ă©chappe du Louvre pour dĂ©couvrir Paris et ses luttes politiques (film de Gabriel Abrantes), de grosses sculptures organiques roses et ambigĂĽes prolifèrent depuis les plafonds des usines (installation d'Eva Fabregas)... Si la mĂ©lancolie et l'idĂ©e de finitude (selon nous) dominent, la vie, donc, s'anime tout autant. Et que ce soit dans l'ombre, dans la lumière ou dans le clair-obscur, avec gravitĂ© ou avec drĂ´lerie, les œuvres de la Biennale aux usines Fagor sont riches en sensations, souvent puissantes, visuellement et Ă©motionnellement.
Essaimages
Au-delĂ des usines Fagor, la Biennale essaime dans toute la ville de Lyon et Ă Villeurbanne : dans des musĂ©es qui lui consacrent quelques salles (MusĂ©es Gadagne, MusĂ©e de Fourvière), Ă l'URDLA Ă Villeurbanne avec une exposition collective, ou encore dans l'espace public (Parc de la TĂŞte d'Or, Parking RĂ©publique, Gare de la Part-Dieu...). Certains artistes, de lieu en lieu, y Ă©grènent leurs œuvres, tels des petits poucets leurs cailloux : photographies sur verre d'AurĂ©lie PĂ©trel, toiles de Giulia Andreani, lutins verts de Kim Simonnson, photographies de Richard Learoyd...
Deux lieux retiennent particulièrement l'attention... Le MusĂ©e Lugdunum qui a choisi de disperser des œuvres contemporaines au beau milieu de son parcours d'antiquitĂ©s de l'Ă©poque romaine, jouant de la concordance ou de la discordance des temps, et oĂą l'on prend plaisir Ă redĂ©couvrir ce musĂ©e et ses collections autant que les crĂ©ations de la Biennale. Le MusĂ©e Guimet quant Ă lui, rouvert pour la Biennale mais laissĂ©, comme on dit, "dans son jus", propose un parcours entièrement consacrĂ© aux œuvres contemporaines. Et quel beau parcours ! ClĂ©ment Cogitore y prĂ©sente un nouveau film mettant Ă©lĂ©gamment en scène un dĂ©filĂ© de carnaval Ă la fois comique et lugubre. Nadine Labaki & Khaled Mouzanar signent un film d'animation très Ă©mouvant en hommage mĂ©lancolique aux victimes de guerres rĂ©centes et aux dĂ©placĂ©s civils. Ugo Schiavi investit la grande salle du musĂ©e avec une impressionnante installation entremĂŞlant nouvelles technologies, vĂ©gĂ©tation prolifĂ©rant et fragments d'objets abandonnĂ©s. Lucile Boiron renouvelle le genre du nu et de l'Ă©rotisme photographiques avec ses images qui glissent et suintent hors cadre, aux teintes souvent saturĂ©es de rose ou de couleurs vives, aux corps fragmentĂ©s : flux corporel Ă la fois attrayants et repoussants.
16e Biennale d'art contemporain, manifesto of fragility jusqu'au 31 décembre à Lyon
Biennale, mode d'emploi
Sur fond de crise climatique, de guerres et de pandémie, mais aussi en pensant fortement aux minorités ou à notre simple condition de mortel, la 16e Biennale d'art contemporain rassemble des artistes autour du thème de la fragilité. Sam Bardaouol et Till Felrath l'ont divisée en trois chapitres : "Un mode d'une promesse infinie" (qui réunit onze lieux et les quelque 80 artistes internationaux invités, expositions dont nous vous parlons dans l'article ci-dessus), et deux autres chapitres plus décalés, développés au Musée d'art contemporain de Lyon. Le premier, "Beyrouth et les Golden Sixties" est une véritable exposition dans l'exposition (il s'agit d'ailleurs d'une expo itinérante qui a été présentée récemment à Berlin) sur deux étages du MAC, où l'on découvre une multitude d'artistes libanais des années 1960 et 1970.
Le second volet au MAC, "Les nombreuses vies et morts de Louise Brunet", est un parcours un peu bordĂ©lique (sur le mode du cabinet de curiositĂ©s), mĂŞlant œuvres contemporaines et œuvres anciennes, qui part de la biographie rĂ©elle de la lyonnaise Louise Brunet (participant par exemple Ă la rĂ©volte des Canuts de 1834), avant de basculer dans la fiction et l'imaginaire. Qui trop embrasse mal Ă©treint, dit la sagesse populaire. Et malgrĂ© leur intĂ©rĂŞt et leur qualitĂ©, ces deux chapitres du MAC brouillent un peu la lisibilitĂ© de l'Ă©vĂ©nement. Ce qui nous semble davantage rĂ©ussi, c'est la dissĂ©mination de la Biennale dans des lieux inattendus (le MusĂ©e religieux de Fourvière, le musĂ©e romain Lugdunum, les espaces publics...), oĂą le lien entre l'art et la ville, entre l'art contemporain et des publics et des contextes diffĂ©rents, devient alors très concret. Cette dissĂ©mination oblige aussi Ă (re)dĂ©couvrir certains musĂ©es, et surtout... Ă prendre son temps !
Lieux en accès libre
Avant de se lancer dans le grand bain de la Biennale, certains pourront en prendre la température du bout du pied et gratuitement dans différents lieux :
- Jardin du Musée des beaux-arts (James Webb)
- Parc LPA-République (Aurélie Pétrel)
- Place des Pavillons Lyon 7e (Valeska Soares)
- Gare Lyon Part-Dieu (Studio Safar)
- URDLA à Villeurbanne (une exposition réunissant 10 artistes de la Biennale)
- Parc de la TĂŞte d'Or (quatre artistes de la Biennale)