Ce que le tissu retient : à la Fondation Bullukian le tissage devient pensée
Tissages / À la Fondation Bullukian, les œuvres de sept artistes originaires d'Arménie ou ayant un lien avec le pays du Caucase mineur deviennent autant de récits incarnés, où la matière textile s'offre comme espace de métamorphose, d'écoute et de réparation.

Photo : Vue de l'exposition
Il arrive que la matière devienne forme de pensée. Dans Territoires tissés, le textile n'est ni support ni métaphore, mais syntaxe vivante. Le fil relie, mais il traduit aussi. La trame inscrit, scande, retient. Ainsi, chaque œuvre engage un geste répétitif, patient, comme une écriture corporelle capable de capter des temporalités plurielles.
Le tissu devient de ce fait une mémoire active : il garde trace, mais aussi pressent, réinvente. Il est à la fois archive, seuil, corps, territoire - parfois les quatre à la fois.
Le fil comme ligne de vie
Née à Buenos Aires mais berlinoise d'adoption, Silvina Der Meguerditchian assemble laine et photographies dans des broderies qui ravivent des villes vidées de leurs présences : ici, le fil agit comme un rythme, une respiration, à la fois marque et remède d'une mémoire collective blessée. De son côté, Davit Kochunts fait disparaître le fil dans la structure de tapis fusionnant le dessin contemporain et les architectures troglodytes de son village natal. Pourtant, la guerre se loge dans les interstices.

Araks Sahakyan joue sur une autre corde, plus intime, mais non moins politique. Chez elle, le fil devient écriture mouvante, entre langue héritée et trauma transmis. Une transcription, une broderie, un souvenir : tout se mêle dans une narration fragmentaire et personnelle. Les superpositions de sols textiles industriels de Hera Büyüktaşçıyan évoquent les réécritures du réel par le pouvoir, matérialisant une modernité qui recouvre et efface la monumentalité du passé.
Plus conceptuel, Melik Ohanian transforme le paysage vu depuis une datcha en image tramée, fragile et structurée comme un souvenir, déjouant la vue par l'évocation de l'enlacement de la mémoire et du rêve. La cartographie mentale post-conflit de Khoren Matevosyan fusionne trame mécanique et pixel numérique, tandis qu'Alexis Paul transpose les motifs anciens en partitions musicales pour orgue de barbarie : chez lui, le tissu devient souffle, et le décor, musique.

Une écriture incarnée dans la vie
Ces artistes dessinent une même attention au faire - non comme artisanat, mais comme pensée agissante. Le textile, ici, est acte : de soin, de résistance, de transmission. Une écriture où le mot s'efface devant le geste, et rappelle de près le "tissage de la vie dans l'écriture" si cher à Hélène Cixous.
Sous le commissariat de Fanny Robin et Nairi Khatchadourian, l'exposition ne cherche pas à démontrer, mais à tisser : des mémoires, des silences, des formes de présence. Ce n'est pas une thématique qu'on visite, mais une matière qu'on traverse. Ce qu'on emporte, en quittant les lieux, ce n'est pas une suite d'œuvres, mais une expérience du monde, lente, fragile, poétique, et profondément incarnée.

Territoires tissés. Le tapis et le tissage dans l'art contemporain arménien
Jusqu'au 18 juillet 2025 à la Fondation Bullukian (Lyon 2e) ; entrée libre