Les cartes vitales de Lhopital
Art contemporain / Cartographies de l'inquiétant et de l'étrange, aussi bien que cartes à jouer du hasard et du vivant, les œuvres de Christian Lhopital nous entraînent dans leurs métamorphoses et leurs flux incessants. L'artiste expose une trentaine de créations récentes à l'URDLA, faisant dialoguer dessins et gravures.

Photo : Christian Lhopital, Géomètre du hasard, 2025, eau-forte, aquatinte, brunissoir et sucre, 34 x 52 cm 12 ex. / vélin d'Arches, URDLA éditeur & imprimeur
"Brouhaha" donc : le titre de l'exposition et celui d'un premier grand dessin de Christian Lhopital, datant de 2020. Celui-ci entraîne le regard de celle ou de celui qui le regarde en vortex et en tourbillons concentriques avec des traits noirs qui s'effilochent et grimacent, des figures cul par-dessus tête, des visages qui se dilatent au gré du mouvement concentrique et vertigineux... jusqu'à l'œil du cyclone ou, aussi bien, jusqu'à la bonde de l'évier où l'eau s'écoule. Ce pourrait être la baignoire de Psychose d'Alfred Hitchcock, mais sans le sang ni le meurtre, juste la danse des formes et la drôlerie ou la tragédie des métamorphoses. « Passer l'amour à la machine », chantait Alain Souchon, passer le sérieux figé des formes à la machine, dessine Christian Lhopital.
Ce mouvement spiralé et amusé (et parfois angoissé !) est toujours plus ou moins présent dans chacune des œuvres de Lhopital : ça danse, ça tourne, ça revient fantôme, ça repart peluche, ça culbute, ça flotte, ça fuit, ça s'enroule ou se déroule... Où est l'endroit, où est l'envers ? Qui est qui, et combien de personnages ? Qui vient d'arriver et qui part déjà ? Le trait est toujours dansé, tressaillant, ouvert à la culbute, ouvert donc à un événement graphique qui va l'entraîner ailleurs, le démultiplier en poupées russes, lui siphonner sa belle matérialité pour le rendre ectoplasme ou buée s'effaçant d'un souffle. Alors, l'œil du spectateur prend le rythme, entre plis et dé-plis, découvrant des visages dans les visages, des apparitions fugaces, des fusées vaporeuses évoquant quelque créature comme on voit des figures dans les nuages. « Un trait, c'est magique » dit Christian Lhopital dans le recueil d'entretiens publié sous le même titre aux éditions Marcel le Poney en 2025. « À partir d'un trait, tout peut exploser en bouquet, des histoires disséminées en constante évolution dans un flux permanent, peut-être un peu chaotique » y détaille-t-il.

Vertiges intérieurs
Né à Lyon en 1953, formé aux Beaux Arts de Lyon, Christian Lhopital a vingt ans dans l'effervescence des années 1970. Effervescentes, aussi bien sur le plan politique que sur le plan de la contre-culture, intimement mêlés. Il est sensible à la nébuleuse Fluxus qui rompt avec la peinture et met en avant la poésie des mots comme des sons, les jeux des formes ainsi que du langage. Il est le contemporain des dernières avant-gardes : Supports/Surfaces, le Nouveau Réalisme, l'Arte Povera... « Sortant des Beaux-Arts le choc est brutal, il faut faire un choix. Je ne me suis pas inclus dans un groupe, je n'ai pas écrit de manifeste. J'ai replongé dans mes vertiges intérieurs avec délice grâce au dessin, je me suis alors retrouvé dans une longue filiation, celle des dessinateurs. Je ne rejetais pas la modernité ni les avant-gardes, j'ai préféré les chemins de traverse », écrit-il. Dès sa sortie des Beaux-Arts, Christian Lhopital produit et expose beaucoup, poursuivant une trajectoire singulière, hors des modes et des sentiers battus. S'il expose au Musée d'art contemporain de Lyon dès 1985, les années 2010 seront pour lui celles d'une importante reconnaissance institutionnelle : participation à la Biennale d'art contemporain en 2011, exposition personnelle au Musée d'art moderne de Saint-Étienne en 2013... Mais à plus de 70 ans, l'artiste n'en a pas fini d'expérimenter, de poursuivre les fils et les bobines des jeux du hasard et des rencontres graphiques.
L'URDLA, c'est grave bien !
Centre international de l'estampe et de la gravure, niché au fond d'une impasse où s'ébrouent quelques poules et somnolent quelques chats, l'URDLA est un lieu hybride tout à la fois atelier de création, lieu de diffusion et unité d'édition. En 1978, quelques artistes, dont le peintre proche des surréalistes Max Schoendorff (1934-2012) sauvent de la destruction le patrimoine d'une imprimerie de lithographie lyonnaise. Puis, dans les années 80, la structure associative s'enrichit de nouvelles presses et de nouvelles techniques (gravure, typographie...) et déménage à Villeurbanne. Depuis une quarantaine d'années, dans une ancienne usine de 1000 m², ce sont quelque 500 artistes internationaux qui sont venus en résidence à l'URDLA créer des œuvres originales, dont les plus connus sont Claude Viallat, Mario Merz, Jacques Villeglé, Erik Dietman, Pierre Buraglio, Alison Knowles, Damien Deroubaix... Le catalogue compte environ 2500 estampes. L'URDLA dispose aussi d'un espace dédié à des expositions collectives ou individuelles, souvent de grande qualité. Après avoir été dirigée par Cyrille Noirjean (qui a lui-même succédé à Max Schoendorff en 2005) pendant vingt ans, l'URDLA va connaître un nouveau tournant avec une nouvelle direction en mars 2026.
Regarder dans le noir, peurs et illuminations
Pour son exposition, Christian Lhopital réunit une trentaine d'œuvres réalisées récemment, faisant dialoguer ses dessins avec des estampes réalisées à l'URDLA (dont il est un compagnon de route depuis 1983). La multiplication des images s'appuie sur une multiplication des techniques : aquarelles, crayon, acrylique, encre de chine, poudre de graphite pour les dessins ; aquatinte, sucre, manière noire (procédé de gravure en taille-douce), brunissoir... pour les gravures. Comme s'il fallait toujours titiller les limites d'un médium pour qu'il rende gorge de nouvelles fantasmagories, ou bien explorer ses parts d'ombre pour en ramener un peu de lumière et quelques illuminations rimbaldiennes. « Je me souviens qu'enfant, partant à l'école le matin, la lumière électrique de faible intensité des réverbères perçait l'obscurité et délimitait des zones. J'étais fasciné par les ombres portées des arbres et des passants. La brume estompait les contours des bâtiments et des êtres. Le souffle de ma buée chaude créait des formes dans l'espace, formes qui apparaissaient et disparaissaient presque aussitôt » raconte Christian Lhopital. L'éphémère, l'inquiétude, le tremblement, la fragilité sont encore d'autres dimensions du travail de l'artiste.

Quant à ses sources, l'inspiration est aussi bien puisée dans des croquis de la vie quotidienne, des images publicitaires, des captures d'écran sur internet, des illustrations de magazines ou des images de cinéma (d'Ingmar Bergman à Alejandro Jodorowsky)... Le cinéma qui lui inspire notamment les trois dessins Ailleurs présentés à l'URDLA, faisant partie de sa série de dessins cinématiques, avec des figures qui à la fois se répètent et se transforment lentement comme sur une pellicule cinématographique. On découvrira aussi à l'URDLA deux autres séries et facettes moins connues de l'artiste : de belles natures mortes aux bouquets éclatants de couleurs, et ses grands Espaces troubles démultipliant les cadres, les plans et leurs interstices troubles.

Brouhaha de Christian Lhopital
Jusqu'au 20 décembre 2025 à l'URDLA (Villeurbanne) ; entrée libre