Le Ninkasi musik lab alerte : les artistes émergents sont au seuil de la précarité
Émergence / Alors que l'industrie musicale affiche des résultats insolents - plus d'un milliard d'euros pour la musique enregistrée et un record de 1, 6 milliard pour le live selon le Centre national de la musique (CNM) en 2024 -, de nombreux artistes émergents, eux, sont dans la précarité. Qu'en est-il à Lyon ?
Photo : 111 © Gaëtan Clément
L'association Ninkasi musik lab fondée en 2016 par la brasserie lyonnaise Ninkasi ayant pour mission d'aider au développement de jeunes groupes de musique issus de la région a mené récemment une enquête auprès de 47 musicien(nes) sur les 90 passés par son dispositif d'accompagnement. Cette étude permet de mieux cerner le "profil type" de l'artiste émergent : il ou elle a en moyenne 33 ans, développe son projet principal depuis sept ans, et s'investit souvent dans un ou deux autres projets artistiques en parallèle. Ces trajectoires dessinent le visage d'une génération investie, structurée, mais aussi économiquement fragile. Les revenus tirés de la musique atteignent en moyenne 11 000 euros par an, représentant près des deux tiers de leurs ressources. On peut donc estimer son revenu global à environ 16 500 € annuels, soit à peine au-dessus du seuil de pauvreté en France, fixé à 60 % du revenu médian (environ 15 500 € par an).
Artiste émergent, une définition en question :  
Le terme d'"artiste émergent" reste étonnamment flou. Utilisé couramment pour évoquer un(e) musicien(ne) "en voie de professionnalisation", il renvoie à la fois à un statut, à une temporalité et à une visibilité. Certaines fondations culturelles situent cette phase entre 2 et 10 ans d'activité autonome. Mais le critère principal n'est plus l'ancienneté : il repose plutôt sur l'exposition commerciale, la reconnaissance publique ou l'accès à un réseau professionnel. Dans la musique, l'"émergent" est donc celui qui a déjà acquis une certaine pratique, mais n'a qui pas encore atteint un format de carrière stable - concerts réguliers, revenus suffisants, diffusion nationale. Ce flou pose un problème car l'étiquette peut exclure les créateurs qui œuvrent depuis longtemps sans être "visibles", ou bien enfermer ceux qui débutent dans un stigmate d' "en devenir". Elle interroge également la finalité, ainsi l'émergence est-elle un tremplin vers le succès ou un état durable ?

Des aides publiques qui s'amenuisent
Le paradoxe est cruel car jamais la scène indépendante n'a semblé aussi foisonnante - les artistes qui réussissent à faire quelques dates sont nombreux -, et pourtant, les moyens publics diminuent. Le régime d'intermittence du spectacle, censée sécuriser les parcours, reste pour nombre d'entre eux un horizon lointain où atteindre les 43 cachets annuels exigés relève de la gageure, surtout quand les dates de concert se raréfient.
En Auvergne-Rhône-Alpes comme au niveau national, plusieurs festivals et petites salles ont dû réduire leur activité ou fermer, faute de subventions. La situation complique la mobilité des groupes : « Sortir de la région est devenu difficile. Les programmations restent très locales, et sans réseau, tu n'existes pas », observe Emma Cordenod, chanteuse et bassiste du trio lyonnais 111.
À ce frein géographique s'ajoute un biais économique, une partie des subventions profitant à celles et ceux qui n'ont plus besoin d'émerger. En 2023, la Cour des comptes pointait cette bizarrerie nationale selon laquelle les aides publiques à la création accordées par La Société civile des producteurs phonographiques en 2021 et 2022 profitaient à des artistes confirmés - de Florent Pagny à Juliette Armanet, voire à Johnny Hallyday, pourtant décédé en 2017 dans le cadre de l'aide automatique aux droits de tirage et pour des montants parfois significatifs. Or, « Les dépenses consacrées à la création artistique ont vocation à favoriser la diversité musicale, les nouveaux talents et les projets innovants », rappellent les experts dans le rapport.
Cette concentration des moyens rend d'autant plus précieux les dispositifs qui, eux, parient encore sur la relève comme le Ninkasi musik lab, Le Fair ou Les Inouïs du Printemps de Bourges mais la multiplication des candidatures renforce un effet d'entonnoir. « Ces programmes sont essentiels, mais on a parfois l'impression qu'ils tournent en vase clos, explique Cyrious, rappeur lyonnais passé par le dispositif du Ninkasi, il faut déjà être visible pour être repéré. » Un sentiment d'entre-soi interroge car à force de sélectionner les mêmes profils, le système risque de lisser la diversité de la création, d'écarter les scènes plus hybrides ou marginales, celles, justement, qui renouvellent les formes.
Connaître les rouages pour survivre
Pour Lula Borgia, à l'origine du projet solo Venin carmin, l'émancipation passe par la connaissance du métier : « Comprendre la Sacem, les droits voisins, les contrats, c'est vital. Si tu ignores ce que vaut ton travail, d'autres décident pour toi. » Derrière ce constat se dessine une génération d'artistes autodidactes, contraints de maîtriser les aspects juridiques et économiques de leur activité pour s'en sortir. Une professionnalisation nécessaire, mais épuisante. « La santé mentale des artistes est encore un sujet peu évoqué. Chaque fin de saison, on accumule du stress. Tu finis par te demander pourquoi tu fais ça », confie Cyrious. Comme beaucoup, il cumule les rôles : producteur, manager et communicant.
Du côté du Ninkasi musik lab, Fabien Hyvernaud, directeur général de Ninkasi musiques, et Alexandre Queneau, responsable marketing musique et média, plaident pour une meilleure professionnalisation des artistes, avec un meilleur encadrement des salles de concert, des structures et des tremplins : rémunération des résidences, paiement systématique des concerts, mise en réseau avec des programmateurs hors territoire. Si l'étude montre un doublement des revenus musicaux des artistes à l'issue de leur programme, cet effet reste fragile, car il dépend d'un réseau de soutiens qui, lui aussi, rétrécit. « Les artistes existent, créent, tournent, mais sans un maillage solide et une coopération nationale, ils restent à la marge du marché », insiste Alexandre Queneau.
                    
                    
                    
                    
                    
                    
                    
                    
                    
                    
                    
                    
