Enfermé dehors

Nacho Cerdá, réalisateur du très bon “Abandonnée”, explique son rapport au cinéma de genre, le sien et celui des autres, ses obsessions intimes et sa vision de la famille. Propos recueillis par Christophe Chabert

Abandonnée est construit sur une logique d’espace-temps très particulière…Nacho Cerdá : Une des choses importantes à saisir, c’est que l’espace et le temps du film ne sont pas réalistes. Abandonnée n’est pas un film “objectif”, c’est une projection de l’espace mental de l’héroïne, un cauchemar. C’est comme une séance de psychanalyse pour le personnage principal. Marie est obsédée par son passé, par des choses non-réglées qui la poursuivent comme des fantômes. Le film reflète cette situation par le traitement de l’espace, ce cercle dont on ne peut sortir. Tout le film a été construit sur cette figure du cercle : l’île est encerclée par la rivière, même le notaire au début décrit un cercle avec son doigt autour du verre… La répétition était importante pour illustrer la futilité des actes de Marie : tenter de s’échapper dans le film, c’est fuir la réalité.Ce cercle, c’est aussi une manière de faire tourner en boucle les codes et les conventions du genre fantastique ?Là encore, cela relève de l’expérience psychanalytique : on crée une réalité qui nous convient pour échapper à quelque chose que l’on ne veut pas vivre. Le jeu sur les codes du film de genre ne doit pas être vu comme quelque chose de littéral, mais comme une forme de manipulation. Cette vision abstraite de la réalité permet d’exprimer des choses impossibles ou improbables. Ce qui me pousse à faire du cinéma, c’est l’envie de communiquer quelque chose qui relève de la peur. Il y a une identification entre ce que je montre et ma propre expérience vitale : à 6 ans, j’ai vu au cinéma Les Dents de la mer, et j’ai ensuite attendu 8 ans avant de pouvoir le revoir. Et les sensations que j’avais éprouvées à l’époque étaient toujours là, je pouvais les partager avec d’autres, partager l’excitation que j’avais ressentie à la première vision. Si je fais du cinéma, c’est pour reproduire cette sensation originelle devant l’écran.Le film est tourné en Russie, les acteurs parlent anglais, la production est espagnole…Je ne fais pas un cinéma discursif, ça ne m’intéresse pas, je veux faire un cinéma visuel et sonore. Les dialogues de mes films ne sont donc pas très significatifs. Je suis un grand fan du cinéma de Sergio Leone, je m’en souviens comme d’une manipulation parfaite de l’espace et du temps. Il a réussi à élever la réalité à une dimension lyrique en déconstruisant constamment les structures narratives. Et le fait de tourner an anglais permet aussi de relier le film à toute une culture américaine. Mais pour moi, faire des films, c’est une expression humaine, peu importe que ce soit en français, en espagnol ou en anglais. Le cinéma, c’est avant tout le langage des sentiments et des émotions.Avec la société Filmax, y a-t-il une véritable école du cinéma de genre en Espagne ?Le but de Filmax était de faire du cinéma de genre en anglais pour qu’il soit exportable à l’étranger. En Espagne, il y a un courant de cinéma fantastique qui existe depuis Buñuel et le surréalisme. Ce sont des films qui n’ont rien à voir avec la réalité, qui ont un côté “grotesque”. Le cinéma de genre a ensuite permis de rendre cet imaginaire plus simple, plus clair. Après, il y a quelque chose de dangereux a affirmer l’existence d’un cinéma de genre espagnol. En Espagne, il y a des films parfaits techniquement, mais qui ne sont que des copies d’autres films. Même au niveau mondial, le cinéma fantastique perd ce rapport à la personnalité du cinéaste, à ses idées et surtout à son regard. C’est pourtant là que réside l’intérêt d’un film, dans le regard du metteur en scène. Par exemple, le regard de Paul Greengrass dans Vol 93 m’intéresse plus que celui d’Oliver Stone dans World Trade Center ; pourtant, c’est le même thème… Cette situation existe au sein de Filmax, elle est liée à l’obsession de vendre aux marchés extérieurs. Les réalisateurs ont été absorbés par le système et n’ont pu développer leur créativité. L’industrie est pensée pour segmenter les films et les réalisateurs. J’aimerais faire autre chose que des films d’horreur, et d’ailleurs, pour moi, Abandonnée est autant un drame qu’un film d’horreur.Dans Abandonnée, il y a une vision très subversive de la famille comme une forme d’enfer domestique…J’ai toujours vécu dans une ambiance familiale parfaite, et cela vient peut-être de mon envie de rébellion contre l’establishment. En fait, ce thème est un des éléments autobiographiques apporté par le co-scénariste Karim Hussain : il a vécu dans les montagnes canadiennes, dans une ferme avec son père pakistanais, avec qui il ne s’est jamais vraiment bien entendu. Quand il a écrit le script en 99, il s’était appuyé sur cette expérience. Richard Stanley et moi l’avons tiré vers quelque chose de plus métaphysique. Mais je partage cette envie de subversion avec Karim. La famille est selon moi l’expression d’un égoïsme. Je ne comprends pas les familles possessives… Cet égoïsme, on le retrouve aussi dans les relations amoureuses, certaines personnes ont besoin de cette relation pour se sentir exister, ils ne peuvent pas vivre seuls. En Espagne, des gens partent du domicile parental pour s’installer en couple, la responsabilité passe directement du père aux enfants, jamais par eux. J’avoue que je préfère les chiens aux enfants. Ça peut paraître cruel, mais je sens vraiment de l’amour pour les animaux, les enfants ne m’en inspirent pas. En tout cas, pas pour l’instant…NACHO CERdàDVD : “La Trilogie de la Mort” (Wild Side)

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