"Sous les visages" : Julie Bérès à travers le miroir

"Sous les visages", de Julie Bérès, est à l'affiche de l'Hexagone cette semaine. Une bombe théâtrale intense basée sur la dichotomie entre la réalité et l'univers télévisuel. À ne surtout pas louper.

Agnès, une jeune femme qui pendant toute sa carrière a essayé de plaire à ses employeurs, vient d'être licenciée. Au revoir, merci, ce fût un plaisir, maintenant il faut partir. À partir de là, que faire ? Elle se retrouve ainsi seule, devant sa télé, à contempler des êtres au bonheur dégoulinant et à la réussite sociale affichée crânement. Alors que normalement chacun reste de son côté de l'écran, la jeune femme va changer les règles en le traversant, et ainsi partir dans un univers fantasmé où tout semble facile et où elle aussi aura droit à sa part de bonheur. Car pourquoi rester dans un monde, le sien, où tout est gris, où l'on peut se faire jeter en moins de deux ?

La metteuse en scène et comédienne Julie Bérès questionne avec acuité notre monde contemporain. Un monde qui entretient le culte de la performance et offre son quart d'heure de gloire à beaucoup, tout en laissant sur le côté de la route ceux incapables de participer à ce grand raout de la réussite à tout prix. Elle choisit de nous montrer là, sous nos yeux, une jeune femme perdue dans les dédales de son imaginaire imposé. Car Sous les visages est un conte surréaliste cruel, savamment construit, d'où s'échappent des personnages hauts en couleur : le présentateur clinquant à la voix mielleuse, l'artiste faussement extatique, l'industriel dégoulinant... Des hommes et des femmes comme il est possible d'en croiser en allumant son petit écran, et qui en disent beaucoup sur les faux-semblants et la violence sous-jacente de notre société. Le spectacle devient alors une fable contemporaine acide sur une société en perte de repères, avançant à tâtons en suivant des pistes minées – l'argent, la gloire...

Vis ma vie

Mais attention, Julie Bérès n'est pas la Ken Loach du théâtre : elle utilise un matériau social fort pour le transcender grâce à l'onirisme et une scénographie tout bonnement hallucinante. Elle évoque ainsi ce basculement implicite qui nous plonge dans un ailleurs illusoirement proche. Sur scène, tout est donc excès, conférant à la pièce des côtés très loufoques : on rit des personnages, de leurs attitudes ouvertement stéréotypées. La scène du banquet télévisuel à la Ardisson est ainsi tout simplement grandiose, comme celle des employeurs d'Agnès venant lui annoncer son licenciement avec un sourire hypocrite.

Les comédiens, dont Julie Bérès elle-même, ne tombent pas dans le cabotinage qui aurait réduit la pièce à une grande singerie. Toujours sur le fil, ils offrent l'énergie et le dynamisme nécessaires à ces 1h20 de spectacle intenses. Un spectacle tout sauf didactique, élaboré à quatre mains (avec trois scénaristes) au fil des répétitions : une liberté tant pour les comédiens que pour le public qui peut ainsi en garder ce que bon lui semble ; un propos, des images, une situation, des personnages...

C'est la première fois que Julie Bérès vient à Grenoble avec sa compagnie Les Cambrioleurs. Nous ne connaissions donc pas son travail. Et autant dire qu'en découvrant sa mise en scène il y a deux semaines en banlieue parisienne, on ne s'attendait pas à ça. Pas de cette manière-là, pas avec une telle force, une telle maîtrise et un tel sens du langage artistique. Elle nous a tout simplement bluffés avec son univers dont on ne ressort pas indemne. Et c'est bien l'un des buts du théâtre : questionner notre monde, le retourner, le déconstruire pour mieux en cerner ses failles, ses contradictions, ses limites. Dans ce cas, le travail de l'artiste se rapproche d'un éveilleur de conscience, et non d'un théoricien. Julie Bérès l'avoue elle-même : elle n'est pas là pour donner des solutions – solutions qu'elle n'a d'ailleurs pas – mais pour observer, analyser, retranscrire ; et c'est totalement jouissif de voir du théâtre de la sorte. Du vrai théâtre d'aujourd'hui en somme.

SOUS LES VISAGES
Mardi 24 et mercredi 25 février à 20h, à l'Hexagone (Meylan)

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