Attendu comme le Messie, le Sugar Man Rodriguez a déçu lors de ses récentes prestations parisiennes. Et si, à la veille de son concert à Jazz à Vienne, en première partie de Ben Harper, on attendait finalement un peu trop de cet extraordinaire songwriter qui a déjà beaucoup donné sans jamais rien demander ?Stéphane Duchêne
« Sugar Man (...), je suis fatigué de ce cirque (...), las de ces jeux dangereux. » À presque 71 ans, Rodriguez est un homme fatigué qui a raté son rendez-vous avec la gloire. C'est elle qui, tel un dealer, l'a rattrapé maintes fois par le col pour mieux le repousser : « False friend » (Sugar Man) d'un homme dont les dépendances occasionnelles n'ont jamais inclus argent ni célébrité, aujourd'hui trimbalé, à cet âge pré-canonique, le long d'une interminable tournée mondiale. Ses concerts parisiens – pris d'assaut – se sont révélés catastrophiques – loin de ses prestations américaines et anglaises. Rodriguez a promis de se « reprendre ». Comme s'il nous devait quoi que ce soit.
À coups de compte-rendus au pire scandalisés, au mieux condescendants, on l'a dit fatigué, dépassé, quasi aveugle, de nouveau porté sur la boisson, trop vieux. Qu'on ne s'y trompe pas : voir aujourd'hui un concert de Bob Dylan n'est pas moins pathétique. Oui mais voilà, Dylan is Dylan. Rodriguez n'est « que » Rodriguez. Or, il ne l'est pas, ou plus, depuis longtemps. L'a-t-il d'ailleurs jamais été ? Lui sur qui les rumeurs les plus folles ont couru : immolé par le feu, suicidé sur scène, overdosé en prison. Récemment, Rue 89 a ironiquement titré : « Sixto Rodriguez existe-t-il vraiment ? » On connaît la fameuse maxime : « la plus grande ruse du diable est de nous faire croire qu'il n'existe pas ». Après un (ré-)apparition fracassante, Rodriguez y parvient toujours.
Hobo fantôme
Sa force ? Un mystère naturellement entretenu, personne n'a jamais su qui est cet étrange personnage : ouvrier le jour, musicien la nuit, hobo fantôme tout droit sorti du Morning Glory de Tim Buckley, où le conteur-vagabond passe son chemin comme on passe son tour, pour cause de marche trop haute. Au succès, superficiel, Rodriguez a-t-il peut-être fini par préférer la profondeur : celle de textes militants, politiques, décrivant, d'une plume comparable à celle d'un Bob Dylan, la réalité sociale de Detroit qui, à la fin des 60's, a déjà des airs de ville bombardée par la misère.
Sans le savoir c'est ainsi qu'il construit sa légende, passant sa vie à paraître et à disparaître. À se cacher. Il faut se souvenir du passage du documentaire Searching for Sugar Man où son premier producteur Mike Theodore raconte que, même dans le bar interlope où il se produisait dans un nuage de fumée(s) à couper au cran d'arrêt, Rodriguez jouait de dos. Plus tard, un showcase devant des promoteurs de concert organisé par Clarence Avant, directeur de Sussex Records, vire à la catastrophe, Rodriguez est tétanisé par le trac et, ivre, tourne définitivement le dos, au sens propre, à la gloire.
Définitivement ou presque, car celle-ci revient frapper à sa porte à la faveur d'une tournée australienne à l'aube des années 80. Puis sa carrière s'arrête de nouveau. Il en profite pour passer un diplôme de philosophie à l'Université Wayne State, et candidater à la mairie de Detroit, ignorant qu'au même moment, il est en train de devenir une légende dans l'Afrique du Sud de l'anti-Apartheid. Jusqu'en 1998 – nouvelle tournée, triomphale, puis retour à l'anonymat – et avant qu'en 2008, le réalisateur suédois Malik Bendjelloul ne s'empare du versant sud-africain de son histoire.
Ses deux albums, introuvables, s'apprêtent alors seulement à être réédités. Bendjelloul découvre donc par hasard le destin de cette star inachevée. Quatre ans plus tard, le film terminé, Rodriguez est définitivement et mondialement panthéonisé, acclamé. Le récit, partiel, de sa vie oscarisé. Les promoteurs tournent casaque et s'emparent du mythe trop longtemps ignoré, flairant la poule aux œufs d'or. Enfin, mais trop tard sans doute.
Alive
Quand, en 1998, Rodriguez lance à la foule du Cap : « Thanks for keeping me alive », on y entend l'écho de ce message envoyé par sa fille en réponse à l'avis de recherche de fans-limiers Sud-Africains : « Sometimes, the fantasy is better left alive. » « Alive » était aussi le titre de la précitée tournée en Australie. Comme s'il fallait toujours s'assurer que Rodriguez est en vie, qu'il existe bel et bien, quand sa carrière n'est qu'une suite de succès mort-nés et de résurrections.
À propos de ces fameux concerts parisiens, le journal Marianne a parlé de « crucifixion artistique ». Or, finalement, tel était peut-être le destin de celui qui signait ses chansons « Jesus » Rodriguez : une vie en forme de traversée du désert, ponctuée d'éternels retours vécus avec la désinvolture induite par une intégrité absolue, quasi-christique. Et une tournée en forme de chemin de croix devant un public de la dernière pluie d'autant plus déçu qu'il l'attendait comme le Messie. Oui, le conte de fée habilement brodé est un peu défait.
Mais ce qui compte ici ne se dénombre pas en espèces sonnantes et trébuchantes, en demandes de rappel : c'est la postérité de chansons éternelles et universelles, seul moyen d'appréhender le « véritable » Rodriguez. Le reste, l'intéressé s'en amuse peut-être, en profite sans doute, mais surtout s'en moque, comme il s'en moquait sur son premier single, publié sous le nom de Rod Riguez, I'll slip away (1967): « Vous pouvez garder vos symboles de réussite, je poursuivrai mon propre bonheur. Vous pouvez garder vos horloges et vos routines, j'irai réparer tous mes rêves brisés. Peut-être qu'aujourd'hui... Je m'éclipserai.» Encore.
Ben Harper & Charlie Musselwhite + Rodriguez, vendredi 5 juillet, au Théâtre antique de Vienne