Groupe fâcheusement boudé par la France (du moins beaucoup plus qu'il ne le mérite), Tahiti 80 est allé comme bien d'autres trouver l'eldorado au Japon, puis dans quelques pays plus accueillants. Il y a trouvé le luxe de pouvoir bâtir une œuvre pop superficielle par profondeur, comme en témoigne son sixième album "Ballroom", ajoutant une pointe de noirceur à ses habituelles explosions de couleurs. Stéphane Duchêne
« Les choses sont faciles quand tu es gros au Japon ; oooh, quand tu es gros au Japon. » Ben tiens. Si l'on en croit la fin du refrain (ici librement traduit) de Big in Japan, fameux tube de ces sacrés garçons coiffeurs teutons d'Alphaville (à qui l'on doit aussi Forever Young, ne l'oublions jamais) et qui ne fait absolument pas allusion à la culture sumo, tout roulerait donc du moment qu'on est un tant soit peu connu, gros, grand ; bref célèbre au Japon. Tant il est vrai par ailleurs que la dévotion du fan japonais ne souffre de modération d'aucune sorte, ni même de début de quart de demi-mesure : quand le Japonais aime, il s'en planterait volontiers un couteau à beurre dans la cage à tripoux. De là à dire qu'être « big in Japan » cela fait tout, il y a loin.
Et ce loin c'est Tahiti 80. D'où vient qu'un groupe qui semble toujours jouer une musique à écouter pieds nus et le t-shirt trop serré sous le soleil couchant de Californie ou de quelques îles au taux d'ensoleillement plus élevé que la moyenne (au hasard Tahiti) ait autant de succès au pays du Soleil Levant ? Et ce depuis le début des années 2000, date du coup de foudre. Sans doute une histoire de compensation et de parfait exotisme. D'adéquation aux goûts locaux, toujours portés sur le frenchy que l'on croit typique, le charme que l'on croit spécifiquement français, une coolitude forcément donnée pour atavique – à l'époque, n'importe qui aurait voulu se faire French Toucher la bosse tellement ça portait bonheur.
Ping Pong Party
Alors voilà Tahiti 80 réduit – et ici-même donc – au statut de groupe connu au Japon dont tout le monde se fout ici parce que, bon, c'est bien connu, nul n'est prophète en son pays alors que tout est si facile quand tu es gros au Japon, ooh que tu es gros au Japon (on ne l'a pas inventée cette chanson, désolé). Il y a douze ans, alors que le groupe fêtait justement le dixième anniversaire de la rencontre de ses deux leaders et de l'accouchement du fondateur Ping Pong Party à Papeete (sic) par une triomphale mini-tournée des mégapoles japonaises, on criait même à la mode passagère – les Japonais se lassent. Sauf que Tahiti 80 est toujours là. Tahiti dure, en étant à son sixième album en 15 ans (soit autant que cette couleuvre de Laurent Voulzy en six décennies d'un succès hexagonal accueilli mollement par l'intéressé lui-même), et même nous, qui sommes censés nous en foutre, on ne s'est pas lassé. Mieux, Coréens, Britons et Ricains se sont aussi mis à Tahiti, un groupe, au pire, export.
C'est d'ailleurs aux États-Unis, et même tout là haut dans l'Oregon, que les Rouennais qui préfèrent généralement accoucher à domicile sont allés pour une fois confier la production de leur dernier album en date, Ballroom, à Richard Swift – à la fois membre et producteur des Shins et de tout un tas de gens bien et tenant d'une carrière solo impeccable. Un Swift qui a su rendre à cet album ce qu'il a de noir et de très dansant à la fois, usant à merveille de la basse (cet instrument qu'il affectionne tant, qu'il tient parfois pour les Black Keys et qui ici peut rendre littéralement dingue) et de l'orgue Moog comme un pur vecteur d'ensorcellement.
Pochette éventrée
Bien sûr, comme l'annonce la pochette éventrée par des mains de femme manucurées, derrière le voile noir, il y a la pop aux mille couleurs dont Tahiti 80 a toujours un peu été l'alpha et l'oméga. Mais, plus que de tracer sa route en donnant l'impression de creuser toujours le même sillon (ce qui n'est pas tout à fait faux, du moins tant que l'on ne se penche pas sur les nuances), ce sont bel et bien ses entrailles pop que, tel le fan japonais de base ayant trop lu Mishima, Tahiti 80 semble affouiller à coups d'ongles colorés.
Car Ballroom est aussi disco dansant qu'il achève bien les chevaux, un peu schlass et pour ainsi dire quasi dépourvu des tubes en barres habituellement généreusement distribués (l'exception Crush ! confirmant la règle) par les Rouennais, mais unitaire – à l'inverse du EP qui le précédait, éclatant de diversité. Preuve que le sillon est bien loin de se nourrir de la même graine, tant cet aspect incontournable du tacticien tahitien demeure. Imposer une marque de fabrique, un programme, et l'habiller de nuances, de colifichets et d'un peu de bure, comme ici, s'il le faut.
De fait, Tahiti 80 fait partie de ces rares groupes à n'avoir guère pâti du passage de la douceur des draps de soie de l'industrie du disque dispendieuse d'avant la crise aux couvertures de survie des productions plus artisanales aux conditions de vie plus monacales. Et c'est déjà un peu plus qu'une réussite : la preuve d'une constance inébranlable : « Trop de succès ou aucun succès peuvent tuer un groupe » a dit le chanteur du groupe Xavier Boyer à la sortie de Ballroom. Tahiti 80 se trouve niché entre les deux et s'y trouve très bien, logeant sa pop inimitable dans l'interstice qui sépare le levant du couchant et y prenant toute la place.
Tahiti 80 (+ Martin Mey), jeudi 2 avril à 20h30 à Source (Fontaine)