Artiste au timbre extraterrestre, Asaf Avidan s'inscrit dans la lignée de chanteurs à part, touchés par une grâce singulière combinant bénédiction artistique et malédictions personnelles. Voix transgenre, freaks vocaux ou interprètes surnaturels, tous ont à leur manière, et comme le jeune Israélien en concert cette semaine à la Belle électrique, redéfini la notion de voix et de chant, aux frontières de l'humainement possible et de la beauté divine. La preuve en sept exemples. Stéphane Duchêne
Little Jimmy Scott : la part de l'ange
« Le chanteur américain du XXe siècle le plus injustement ignoré » selon le New York Times. Enfant déjà prodigieux, remarqué très tôt pour sa voix (il chante dès l'âge de 12 ans dans des clubs interdits aux mineurs, ce qui au vu de la suite est d'une cruelle ironie), c'est à une maladie que Little Jimmy, devenu Little Jimmy Scott puis Jimmy Scott, doit sa singularité. Atteint du syndrome de Kallmann, le gamin de Cleveland voit sa croissance et sa puberté interrompues, ce qui lui vaut son surnom et lui "permet" de conserver sa voix d'enfant. Une voix, surtout, qui rendait impensable la distinction de genre. À écouter Jimmy Scott sans le savoir, on pouvait penser entendre la voix (magnifique) d'une femme.
Sa carrière sera aussi répétitivement fulgurante que sa voix n'atteint le cœur de l'auditeur : les plus grands lui feront la cour (Sarah Vaughan, Lionel Hampton, dont il intègre un temps l'orchestre, Frank Sinatra), il enregistre avec Ray Charles mais ne cesse de se faire arnaquer par ses maisons de disque, disparaît et réapparaît plusieurs fois, dont, mémorable, dans Twin Peaks (on réalise alors à quel point le personnage est lynchien), ce qui lui vaudra un semblant de réhabilitation. « Il a la voix d'un ange et peut vous briser le cœur » disait de lui Lou Reed, peu avare en compliments et découvreur d'Antony Hegarty qui a fait de Jimmy Scott, mort en 2014 à l'âge de 88 ans, l'une de ses idoles.
Roy Orbison : le chœur brisé
A l'époque du rock'n'roll – comprendre : de sa naissance – Roy Orbison fait tache : chétif, atteint d'une maladie des yeux et timide, il n'a pas la beauté divine (ni le déhanché) d'Elvis, la folie de Jerry Lee ou le charisme ténébreux de Cash. Alors qu'il écrit pour Buddy Holly et d'autres, ses débuts d'interprète sont difficiles, jusqu'à ce qu'en 1960, les Everly Brothers refusent Only the Lonely et qu'il la chante lui-même, lançant sa carrière de manière spectaculaire (n°2 du Billboard).
Orbison est le seul à pouvoir rivaliser vocalement avec Elvis et sans doute mieux que ça : doté d'une voix de baryton capable de monter très haut, c'est aussi sa capacité à générer l'émotion qui fait d'Orbison un chanteur unique, au choeur brisé, la moindre de ses intonations ou de ses inflexions prenant des accents surnaturels garantissant un frisson très cinématographique – c'est sans doute pourquoi ses chansons parsèment autant les moments clés de nombreux films (Pretty Woman de Garry Marshall, Gummo d'Harmony Korine ou encore David Lynch qui, encore lui, relancera sans le vouloir sa carrière en plaçant In Dreams dans Blue Velvet).
Sans doute aussi parce que le Texan était un grand compositeur (comparé aux grands romantiques), adepte des chœurs séraphiques et d'arrangements qu'on pourrait qualifier d'échevelés si la mise d'Orbison n'avait toujours été aussi impeccable. Et parce que ce timbre unique s'est sans doute nourri malgré lui des multiples tragédies qui ont parsemé sa vie.
Tim Buckley : la beauté du diable
Qu'il ait œuvré dans le folk à ses débuts, puis dans le jazz et enfin dans des contrées plus expérimentales, le torturé Tim, beau comme un Dieu grec, a, entre 1966 et 1975, tout autant tutoyé les anges par la grâce de son timbre unique et affolant que combattu les légions de démons (dépression, alcool, drogue, alternance entre succès et misère...) qui le menèrent à sa perte – il décède à 28 ans d'un arrêt cardiaque consécutif à un mauvais cocktail de substance.
Ce que l'on retient des disques de Tim Buckley, quels qu'ils soient et qu'on les aime ou pas, c'est une grande mélancolie et une impression d'innocence qui n'était pas tout à fait la sienne – il était également capable de transes infernales sur ses albums plus tardifs.
Son fils, Jeff, qui l'a à peine connu mais qui lui ressemblait d'une manière troublante, héritera – magie de la génétique – du même organe capable de couvrir quatre octaves et de sa musicalité, mélange d'interprétation habitée et de lyrisme sincère. Des mêmes démons autodestructeurs aussi, tribut à payer pour une voix divine, qui l'empêchèrent d'avancer. Plus troublant encore, il disparaît tragiquement presque au même âge que son père, laissant comme lui un grand vide, mais surtout un grand silence.
Klaus Nomi : humain, transhumain
Sans doute l'un des plus étranges personnages à avoir traversé l'Histoire de la pop, l'Allemand, né en 1944 et mort en 1983, émigra à New-York (comme Antony) où il cultiva un personnage aussi transgenre que transhumain. Transgenre dans son approche musicale, mêlant opéra, cabaret et new wave, et transhumain par son look expressionniste délirant aux connotations robotiques et extraterrestres.
Mais surtout Nomi, dont l'un des albums s'intitule assez ironiquement Simple Man, avait les moyens de ses ambitions esthétiques (comme le prouve son titre le plus célèbre The Cold Song, morceau électro pop emprunté à un opéra de Purcell) par la grâce d'une tessiture au spectre exagérément large allant du baryton-basse au contre-ténor et d'un sens égal de l'époque et de l'avant-garde – à preuve, son titre Icurok. Tout cela, cette singularité, a fait de ce chanteur aux airs de poupée mécanique un artiste aussi fascinant que terrifiant, dont l'influence se fait encore sentir aujourd'hui.
Jónsi : la sirène islandaise
« Tjú, tjú, tjú. » La première fois que l'on a entendu ce son étrange émanant de la bouche de Jón Þór « Jónsi » Birgisson sur le titre Svefn-g Englar du groupe Sigur Rós, on s'est demandé d'où une telle chose pouvait parvenir. Et si l'on abuse généralement, s'agissant de musique islandaise, du recours à l'évocation du chant des baleines pour expliquer l'ambiance des disques du cru, ici l'on était beaucoup plus proche du chant des sirènes.
Pour Jónsi, leader de Sigur Rós qui a ceci de commun avec Roy Orbison qu'il est chétif et souffre de problèmes oculaires, la voix de fausset est un véritable instrument par lequel passe chaque émotion, rendant accessoire la compréhension des paroles qu'elle véhicule qu'elles soient en Islandais, parlé par 300 000 personnes à peine dans le monde, ou dans la langue imaginaire qu'il a mis au point – le "volenska". Ce qui importe, c'est le son, harmonique et disharmonique, et cette capacité à tutoyer les cimes des émotions en inventant par la seule grâce de ce chant merveilleux un mode de communication à part entière, non verbal mais tellement parlant.
Antony Hegarty : l'Albatros
Paradoxe vivant, Antony Hegarty, Anglais émigré aux États-Unis où il côtoie longtemps l'underground, est un peu l'albatros de Baudelaire version chanteur torturé. Transgenre revendiqué à la féminité exacerbée, son corps de colosse maladroit au visage poupin laisse échapper une voix insensée d'une douceur foudroyante et d'une tristesse infinie redéfinissant l'art de la complainte, mélange de zénitude et de souffrance christique. Antony dit souvent s'être inspiré du butō, cette danse japonaise née du traumatisme d'Hiroshima, comme pour la transposer en chanson, inventant par là-même une sorte de résilience par le masochisme (I Fell in Love with a Dead Boy, Fistfull of Love...).
Antony, c'est Scott Walker en chanteuse soul, Little Jimmy Scott fusionné avec Billie Holiday jetant des roses et des plumes sur un lit de douleur. Foncièrement indescriptible, car paraissant venir du fond des âges en trimballant une souffrance brute pour la transformer en beauté raffinée par la grâce d'un vibrato toujours au bord du sanglot, sa voix, qu'Antony ne travaille qu'à l'aide de représentations mentales, a même fait l'objet d'un essai.
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