L’Amitié / Parmi les doyens du cinéma français en activité, encore et toujours marginal et malicieux, Alain Cavalier poursuit caméra en main son chemin à la lisière du documentaire, du journal intime et de l'essai. Réinventeur du portait, il propose sa nouvelle livraison, "L'Amitié". Rencontre.
Votre film s'appelait-il L'Amitié dès le début du projet ?
Pas du tout. D'entrée, il y avait plusieurs portraits ensemble, qui devaient sortir deux par deux, comme les précédents films. Et puis, petit à petit, il y en a trois qui ont eu une espèce de petite familiarité et j'ai décidé de les accoler. Ce ne sont pas exactement des portraits : c'est mes rapports personnels avec eux, où le deuxième est empreint du premier et le troisième est empreint du deuxième. Les personnes partagent toutes les trois le fait de ne pas avoir réalisé le rêve profond de leur vie : l'un d'être un navigateur solitaire, l'autre d'être un cinéaste au lieu d'être un producteur et le troisième de ne pas être une star de la chanson : il est le poète qui écrit, pas celui qui reçoit les applaudissement du public. Voilà comment le "spectacle" s'est fait. Et c'est l'intimité de mes rapports avec eux et un peu la description à travers la caméra que je tiens de cette intimité-là qui m'a fait penser que c'était un bon portrait de l'amitié.
À travers ces portraits, il y a aussi votre portrait en contrechamp, en miroir, puisque l'amitié c'est quelque chose de subjectif, de symétrique. Ce film est sans doute l'un des plus intimes que vous ayez tournés...
Qu'est-ce que je pourrais vous dire pour celui-là ? Il y a des cinéastes maintenant qui sont des instrumentistes : mon outil de travail, qui est la caméra, n'a rien à voir avec une caméra avec des professionnels, avec des opérateurs, des cadreurs, etc. C'est une autre façon d'aborder la vie, en fait. C'est d'être au milieu de la vie et que la caméra ne vous sépare pas de la vie et vous ne soyez pas dans la fiction.
Mon obsession, c'est d'enregistrer la réalité sans créer une transformation à cause de la caméra. Alors évidemment quand vous arrivez avec une équipe, c'est foutu. Le rapport avec la réalité est entièrement cuit : les gens sont paralysés, ou alors ils se donnent en spectacle, et c'est fini...
Je me souviens d'un scientifique qui disait : « Est-ce que vous croyez que le fait de regarder les petits microbes avec un énorme grossisseur ne transforme pas leurs comportements ? » Mon obsession, c'est d'enregistrer la réalité sans créer une transformation à cause de la caméra. Alors évidemment quand vous arrivez avec une équipe, c'est foutu. Le rapport avec la réalité est entièrement cuit : les gens sont paralysés, ou alors ils se donnent en spectacle, et c'est fini... Là, c'est moi la caméra, et petit à petit il faut connaître les gens, il faut qu'ils soient habitués à vous, il faut du temps... Ces films sont faits sur plusieurs années – j'ai fait un film avec Bartabas pendant dix ans. Et là, vous pouvez glaner des choses que que la fiction ou que le travail normal du cinéma ne peut choper.
Y a-t-il des approches plus compliquées que d'autres ou des personnes ayant plus de mal à accepter votre caméra ? Florence Delay, par exemple, donne l'impression dans un premier temps d'être un peu réticente à votre présence.
Oui, mais c'est bien, parce que le spectateur peut la suivre de la méfiance à la détente. En fait, ce que les cinéastes attendent – ils envoient quand même une espèce d'onde sentimentale – c'est qu'il y ait un retour : un don conscient ou pas au film.
Maurice m'avait très souvent raconté l'histoire des pendus de la place de Montauban quand il était enfant et les gens qui prenaient leur café. Mais je ne pouvais pas lui demander de le faire ; ce n'est pas du tout dans la méthode de travail. On ne filme que ce qui n'est pas demandé, ce qui apparaît au cours de une journée où on est ensemble. Là, il y a un moment où il l'a dit. Si j'avais posé la question, la réponse aurait été fonctionnelle, une convention. Il y a mille pièges...Mais dans ce cas présent, c'est grâce au fait de connaître une relation très forte, qu'on ait travaillé ensemble qu'on ait confiance l'un dans l'autre que ça peut se passer. Sinon, ça fait un film raide, où la personne qui est filmée se surveille complètement et vous livre un petit paquet bien ficelé, où elle met tout ce qui est à déchiffrer, donc à ne pas montrer.
Vous respectez tous les interdits que les personnes vous demandent de respecter : ne pas les filmer à certains moments, ne pas cadrer celles qui ne veulent pas l'être... Dans la mesure où elles se livrent beaucoup à votre caméra, vous interdisez-vous parfois de montrer certaines images ?
J'ai effectivement filmé deux ou trois choses que je n'ai pas voulu montrer parce que ç'aurais été un tout petit peu choquant pour eux de se voir comme ça. Mais il y en a très peu, en fait, parce que je n'aime pas. Les gens sont assez tranquilles de ce côté-là ! J'avais un plan de Maurice Bernart faisant ses courses dans un immense supermarché et il se tournait vers moi : « Moi, Maurice Bernart, je fais mes courses dans un supermarché ! » (rires) Pour moi c'était extrêmement drôle mais j'ai craint un moment que le spectateur ne le prenne mal, alors je l'ai enlevé. Mais peut-être que j'ai eu tort et que Maurice aurait accepté puisque c'est lui qui me l'a dit, avec un mélange d'humour. Tout ça est toujours un peu dangereux : il y une incertitude, on peut tomber...
Avec Boris Bergman, vous évoquez un projet non abouti avec Alain Bashung. À quoi aurait ressemblé ce film ?
On avait décidé de faire un film dans un studio d'enregistrement sur l'écrit, le chanté et la musique. Je tournais tout autour de ça, avec peut-être la composition d'une chanson, etc. On a travaillé plusieurs semaines, sinon plusieurs mois, et puis je me suis rendu compte que leur amitié, ils la composaient toujours pour le film mais qu'en réalité... C'était fini. À un moment, Bashung a fermé la porte à Boris Bergman. Il le dit, d'ailleurs : « Quand dans Libération on a écrit que "50% du succès était dû aux textes", trois jours après, Bashung m'a fait la gueule pendant trois mois. » Il a trouvé un autre type, Fauque. C'est l'histoire d'une amitié et d'une séparation définitive. Il se sont retrouvés très tard dans un café. C'est un roman d'amour...
Dans un plan, vous changez de main pour filmer. Physiologiquement, lorqu'on est un filmeur à main droite, ressent-on quelque chose de différent quand on filme à main gauche ?
Évidemment [il mime les gestes sur l'instrument] Ça change tout ! Ça change de point de vue, oui. C'est pas à hauteur de l'œil, vous avez une main qui est beaucoup moins souple ; là, vous avez une habitude de la manipulation : vous voyez parfaitement ce que vous voulez sans regarder. Tandis que là, vous devenez un petit peu maladroit, un petit peu raide, vous vous demandez où est la gauche, où est la droite... Mais c'est notre instrument...
Le cinéma va se voir obligé de ne pas s'endormir. C'est bien, c'est très bien, c'est parfait. De très bonnes salles ont perdu entre 20 et 25% cette année. C'est énorme. Et c'est irréversible. C'est une croyance du spectateur en la fiction qui s'effrite.
Le tournage a été traversé par le Covid. Il n'y a pas d'insistance sur ce point mais a-t-il changé quelque chose pour vous et sur votre manière de filmer durant cette période ?
Il y avait la période masquée infilmable où l'on était quand même très prudent. Il y a quand même des allusions Covid dans le film : le fait que l'un ait arrêté de se ronger les ongles. Le Covid a été très très important : les salles ont fermé pour la première fois depuis Louis Lumière. Et l'accélération de la stagnation du cinéma a fait son effet. Le cinéma va se voir obligé de ne pas s'endormir. C'est bien, c'est très bien, c'est parfait. De très bonnes salles ont perdu entre 20 et 25% cette année. C'est énorme. Et c'est irréversible. C'est une croyance du spectateur en la fiction qui s'effrite.
Est-ce important que ce film soit vu dans les salles de cinéma ?
À partir du moment où quelques salles acceptent de le passer, oui. Mais ayant terminé ce film et l'ayant fait seul avec à peu près 3000€ de régie, si je n'avais pas trouvé de distributeur, je l'aurais fait. Il était terminé quand je l'ai proposé à mon producteur Michel Seydoux qui me suit depuis trente ans. Je lui ai dit : « Regardez : si ça vous convient, mettez-le dans la machine comme vous dites – c'est-à-dire déclarez-le au CNC, trouvez un distributeur etc. – si ça ne vous convient pas, ne le prenez pas. » Et j'aurais cherché d'autres personnes. Si personne n'en avait voulu, je l'aurais laissé dans un tiroir. Je pense que ce sont les risques que prennent des écrivains, des peintres, des musiciens... Pourquoi les cinéastes ne les prendraient pas ? Sa fonction absolue n'est pas d'être d'abord un spectacle, mais que moi, individu, j'aie envie de faire ça et que je travaille ça. Après je le propose ou pas, on entre dans un autre domaine. S'il n' y a pas le désir profond, quoi qu'il arrive, de le faire, il n'y a pas de film, pour moi.