Oppenheimer / Projet aussi ambitieux cinématographiquement que le Projet Manhattan, Oppenheimer n'est pas un biopic ou alors dans une version déstructurée. N'empêche qu'il restitue parfaitement les enjeux stratégiques, éthiques, scientifiques, subjectifs et sensoriels d'une aventure autant personnelle que collective. Rencontre avec l'auteur et une partie de sa distribution.
Vous allez enfin présenter votre film en salle. Comment vous sentez-vous ?
Christopher Nolan : C'est terrifiant ! Ce n'est jamais facile car pour moi, un film n'est jamais réellement achevé tant que le public ne l'a pas vu. C'est sa naissance au monde qui vous dit ce qu'il est exactement. Ça si fait longtemps que nous travaillons dessus... Donc c'est excitant, mais c'est aussi très très effrayant. À Paris, ce sera la première fois que nous allons le montrer à un public.
Pourquoi avoir décidé de faire ce portrait d'Oppenheimer, qui est également un portrait en creux de cette période de l'Histoire des États-Unis ?
C.N. Pour moi, le choix du sujet dépend de l'histoire et comment on peut se plonger dedans et l'interpréter. Cela a croisé American Prometheus, le livre de Kai Bird and Martin J. Sherwin que j'ai adapté : je n'avais jamais rencontré une histoire aussi dramatique. Cela m'a donné l'idée d'explorer un pan important de l'Histoire à travers la relation entre un individu et de larges mouvements géopolitiques. En fait, que les protagonistes soient fictifs ou réels, c'est cette tension entre la personne et l'universel que je trouve vraiment intéressante. Dans le cas d'Oppenheimer, il y a tellement d'amplifications et de choses très spécifiques, qui continuent à nous affecter tous, que c'était une base incroyable pour un film.
Vous avez choisi d'évoquer d'Oppenheimer — qui avait une conscience aiguë du fait que ses travaux menaient le monde vers quelque chose d'effrayant et d'irréversible — au moment précis où la science et le monde connaissent une révolution aussi redoutable : l'émergence des IA. Aviez-vous cette temporalité en tête lors de la production du film ?
C.N. Non, mais je pense que l'émergence de nouvelles technologies est quelque chose qui se produit continuellement au cours de notre vie. Et que bien souvent, elles s'accompagnent d'un sentiment d'effroi quant à leurs conséquences. Il me semble que c'est très lié à notre époque, et même à notre imagination de conférer des conséquences négatives ultimes à la science et au progrès scientifique qui sont intrinsèquement des choses positives. Lorsque je discute avec des chercheurs en IA, ils parlent de l'époque actuelle comme de LEUR période optimale et ils considèrent l'Histoire pour savoir qu'elle sera leur responsabilité, ce qu'ils devraient faire et proposer sur tout un tas de choses autour de l'intelligence artificielle. Malheureusement, des mesures telles qu'un contrôle international de cette technologie tiennent du vœu pieux — à l'instar du combat qu'Oppenheimer avait lui-même porté pour essayer de contrôler ce qu'il avait fabriqué. Je pense donc que l'histoire d'Oppenheimer est très pertinente pour eux en ce moment, mais je ne pense pas qu'elle leur offre des réponses faciles. C'est une mise en garde qui révèle des dangers.
Pensez-vous avoir des points communs avec Robert Oppenheimer, dans la mesure où chacun, dans votre discipline, êtes animés par cette obsession de repousser les limites ?
C.N. Non, pas vraiment (rires). Vous savez, Oppenheimer était une personne vraiment unique avec un intellect extraordinaire. Le point de connexion que j'ai trouvé avec lui – qui est relativement superficiel, mais qui m'a été utile – concerne le Projet Manhattan. Il s'est retrouvé directeur de laboratoire, à la tête d'un immense projet, devant faire face à énormément de choses J'ai éprouvé beaucoup de sympathie et d'intérêt pour la manière dont il a réussi à gérer un groupe de personnes disparates et à réunir de grands talents. Parce que c'est ce que fait un réalisateur. Et cela m'a aidé à comprendre en partie ce qui l'a rendu si important pour le Projet Manhattan. Au-delà, je ne vois aucun parallèle.
Cillian, comment avez-vous approché votre personnage ?
Cillian Murphy : Cela a été un long processus. J'ai eu une longue période de préparation, d'environ six mois. Il y a tellement de matériaux disponibles, d'enregistrement, tellement de textes qui ont été écrits sur Oppenheimer... Je me suis donc plongé dans certains d'entre eux. Évidemment, j'ai lu American Prometheus. Puis j'ai beaucoup travaillé, de l'extérieur vers l'intérieur, sur son physique, sa démarche, sa voix, tout ce qui entoure son apparence et cette silhouette si emblématique à laquelle il est associé. Et puis nous sommes allés à Los Angeles pour tester les costumes, le maquillage, la caméra... C'était un processus lent et méthodique en essayant de ne pas être trop submergé. (rires) Ce n'était pas une imitation d'Oppenheimer, c'était une sorte de synthèse entre une interprétation des scripts de Chris, des documents existants et évidemment de ce que j'ai pu apporter.
Comment avez vous conceptualisé la séquence de l'explosion, qui s'est faite sans recours à des effets numériques ?
C.N : Dès le début, j'ai décidé que je ne voulais pas recourir aux effets visuels pour ce film. Parce qu'aussi polyvalents soient-ils, avec toutes ces choses étonnantes qu'ils peuvent rendre, ils ont tendance à nous faire nous sentir en sécurité : difficile d'éprouver un sentiment de menace avec des animations ! J'ai donc demandé à mon équipe de trouver des objets analogiques du monde réel que nous pourrions photographier. Certains trucs qu'ils ont faits étaient microscopiques ; d'autres concernaient les explosions les plus importantes. Nous disposions de séquences bien documentées de l'événement réel comme référence ; nous savions donc exactement ce que nous visions. Mais nous devions aller au-delà des apparences afin d'essayer de donner au public un aperçu de ce que ce que ça pouvait représenter d'être là, dans ce bunker, et de regarder ce qui s'y passait. Il y a eu beaucoup d'approches différentes dans cette séquence, notamment l'idée de mettre les acteurs dans un cadre physique réel — les bunkers, les tentes ; dans le désert la nuit — en reproduisant tous les protocoles de sécurité pour le cinéma puisque nous avons fait des explosions à grande échelle. Et ainsi de suite.
Cillian, comment avez-vous éprouvé physiquement cette séquence ?
C.M. : Eh bien, j'étais moi-même présent pendant toute cette séquence tournée de nuit dans le désert. Et comme Chris l'a décrit, nous avons traversé tout cela. Mais ce dont je me souviens, c'est que personne n'en a vraiment discuté ou n'en a trop parlé. Nous avons tous ressenti le poids de ce que nous jouions et ce que ce moment signifiait dans l'Histoire. Personne n'avait besoin de s'y attarder. Nous le savions et nous le sentions au plus profond de nous-mêmes.
Qu'il s'agisse de fiction ou de sujets inspirés de faits historiques, vos films jouent de plus en plus avec le temps, dans leur histoire ou leur structure. Pourquoi cette fascination pour le temps ?
C.N. : Quand on me demande pourquoi je suis fasciné par le temps, je réponds que c'est parce que j'y vis donc que ça m'intéresse ! (rires) Mais pour être clair, la structure chronologique, c'est vraiment la meilleure façon de raconter un récit particulière, un événement particulier.
Pour Dunkerque, il s'agissait d'un événement massif, physique, d'une grande portée. Il fallait donc une approche particulière de la chronologie pour réunir ces éléments en même temps. Dans le cas d'Oppenheimer, je n'ai jamais été intéressé par un biopic, dont les conventions ne sont pas très utiles pour le cinéma. Elles ne donnent pas grand-chose à voir. Pour moi, si l'on veut faire l'expérience de la vie d'une personne en quelques heures, il faut adopter une approche “prismatique“, c'est-à-dire examiner les différents aspects de sa vie et les opposer les uns aux autres pour donner au public le sentiment de la nature-même du développement d'un individu et des différentes choses qu'il rencontre, ses différentes expériences.
Je pense que les cinéastes de ma génération jouissent aujourd'hui de plus de libertés narratives que ceux de la génération qui m'a précédé. La télévision a exercé une grosse influence sur les films des années 1950 aux années 1980 : tout est resté très, très simple et linéaire. Les cinéastes qui les ont précédés ont pu mettre en place toutes sortes d'infrastructures folles, à l'instar des semi-romanciers que sont les dramaturges. Je pense que nous allons à nouveau jouir de certaines de ces libertés grâce au développement de la vidéo, de la diffusion en continu et de tout le reste — ce qui nous permettra d'atteindre un public de manière plus dense, plus compliquée. Car les gens peuvent arrêter le film et y revenir parce qu'il y a différentes façons de le regarder. On a le public du cinéma mais on ne pense pas à celui télévision ni à celui d'autres formats.
Selon vous, que serait devenu le monde sans la bombe atomique ?
C.N. : Ce qui est intéressant à propos de l'histoire d'Oppenheimer et de tout ce qui s'y rapporte, c'est que c'est un paradoxe continu et permanent. Il n'y a pas de réponse claire à tout et donc, quand on regarde son héritage, il y a des arguments pour considérer la création de la bombe A comme une arme suffisamment puissante pour arrêter les guerres mondiales — ils avaient vécu la Première Guerre mondiale, ils essayaient de mettre fin à la Seconde Guerre mondiale. Certains considèrent qu'en fait, une certaine stabilité dans le monde a été atteinte grâce à l'existence de ces armes. Personnellement, je ne trouve pas cela aussi rassurant, mais cela montre bien qu'il n'y a pas de réponse facile au dilemme, à la découverte de ce potentiel.
En fin de compte, une partie du conflit dans le film entre les scientifiques et la structure militaire repose sur l'idée que pour les scientifiques, il s'agit simplement d'une loi de la nature, un fait de l'existence. Pour Edward Teller [le père de la bombe H, NDLR] le soleil est une bombe à hydrogène géante. Ils ne pensaient donc pas que cela pouvait être gardé secret et, d'une certaine manière, que cela pouvait être empêché. Ils ont donc estimé devoir le faire en premier. Mais je ne pense pas qu'aucun d'entre eux ait sérieusement envisagé la possibilité que cela n'arrive pas un jour.