Nadir Moknèche pour "L'Air de la mer rend libre" : « Je ne voulais pas rentrer dans le délire du "fantasme arabe" »

Drame / Un jeune homme cachant une liaison homosexuelle à des parents faisant semblant de ne rien voir accepte d’épouser la jeune femme qu’ils lui propose afin de fonder une famille. "L'Air de la mer rend libre" est une histoire d’hier comme d’aujourd’hui, se déroulant ici comme elle pourrait se dérouler ailleurs, servie par de remarquables acteurs devant la caméra du réalisateur Nadir Moknèche. Rencontre.

Comment écrit-on, filme-t-on les interdits, c’est-à-dire ce qui d’habitude dans la famille demeure hors de la représentation ?

Nadir Moknèche : Dans cette famille, eux ne voient rien de la vie parallèle de Saïd… Un interdit, c’est le déni tout simplement. Ça arrive tout le temps, partout. Les gens savent… mais ne savent pas. Alors comment diriger un acteur… Est-ce qu'on lui dit : « tu sais » ou « tu ne sais pas » ? Forcément quand j'ai dirigé la maman [Saadia Bentaïeb, NDR], je lui ai dit : « Tu le sais au fond de toi-même, mais tu ne veux pas l’admettre ». Donc, il y a un jeu entre savoir, ne pas l'admettre, ne pas l'accepter et faire tout pour l'oublier.

La mère est beaucoup plus active dans la fabrication du mensonge conscient que le père…

Je ne sais pas comment il se trouve, le père… Il y a un plan sur lui – un plan rapproché, un gros plan – quand le personnage de Saïd se met à danser à la fin du mariage, où il est inquiet, parce qu'il a peur que ça déraille. Il essaie de regarder sa femme mais elle ne le regarde pas. Elle est contente parce que ça s'est bien passé. Mais je ne voulais pas de violence physique. Je voulais une violence psychologique. Pas faire des caricatures du père violent ou du frère qui crie etc. Tout ça peut être des faits divers, des reportages, mais ça ne m'intéressait pas. Dans un film, on peut aller chercher autre chose, essayer de comprendre un peu plus et creuser. De voir qui prend qui prend les rênes. En l’occurence, c’est la mère.

Elle est en effet plus présente à l’image, elle est aussi dans l’arrangement du mariage ; c’est elle aussi qui symboliquement tient la caisse du magasin familial…

C’est la cheffe ; elle le dit. C’est un petit détail, mais quand on est attentif, on peut le voir : quand il veut encaisser, elle l’empêche de le faire. Il y a le patriarcat ET le matriarcat. À la mairie, son mari lui dit cette petite phrase,  « je suis fier de toi ». Elle est récompensée, elle est flattée, heureuse. Et ils s'embrassent pendant que la mère de la mariée en parallèle est toute seule et les regarde.

Saïd se montre très dirigiste avec son épouse Hadjira (à qui il interdit de travailler) et celle-ci, qui a fui un passé qu’on devine agité, est tiraillée entre un désir d’émancipation et la discipline religieuse qu’elle s’impose…

Même s'il a une vie parallèle, Saïd veut être parfait et donner le bon exemple. Il veut être bien vu par sa famille. C'est pour ça qu'il joue aussi au patriarcat. Je me souvient de l’interview d'un ancien footballeur d’origine arabe, qui est homosexuel et qui disait qu'il faisait partie des bandes qui allaient "casser du pédé". Il fallait prouver aussi qu'il était viril et qu'il était homophobe, pour montrer qu’il faisait partie du groupe ; c'est tout à fait classique. Saïd veut absolument affirmer sa virilité. Ce couple, c'est tout ce qui lui reste.

Pour Hadjira, la religion est un refuge. Il y a une telle pression sociale sur les filles qu’à la moindre petite erreur, on leur tombe dessus. Donc elle culpabilise. Il faut bien se projeter dans ce type de milieu et ce type de personnage. Elle ne peut rien faire, à part se tourner vers la religion. Ou fuguer, c’est vrai. Mais là, elle ne veut pas fuguer, elle accepte une sorte de fatalisme. On voit très bien que sa mère n'a rien à voir avec ça.

En sus de la présence très incarnée de ses comédiens, le film en possède une fantomatique : celle de la musique. Sa présence suggère celle de l’amant invisible de Saïd, qui est justement musicien…

Dès l’origine, il était musicien dans le scénario. D’abord guitariste classique, il est passé ensuite à trompettiste. Tout au long du film, l'idée était qu'il ne soit plus là, mais qu'il existe à travers sa musique.

Pourquoi avoir tourné à Rennes – outre la possibilité, comme souvent pour les productions, d’avoir accès à des aides régionales  ?

Lorsque je suis faire mes repérages au tout début, il s’est tout de suite passé quelque chose. En général, quand vous avez des coproductions, vous faites des petits bouts à Paris, des petits bouts par là…

Alors c'est épuisant, pas toujours très intéressant. Là, en me promenant avec la personne en charge des coproductions, en voyant la ville, en discutant avec elle sur le scénario et sur plein de choses. je me suis demandé pourquoi je ne ferais pas tout là-bas, au lieu de me fatiguer. Ça donne un plus au personnage de Saïd : il est à Rennes, pas à Paris, dans une ville moyenne ; il travaille au sein de la boucherie familiale donc il y a un enfermement.

Ça se passe dans un petit milieu et ça pourrait se passer dans une autre famille aussi. Je ne voulais pas rentrer dans le délire du "fantasme arabe" – la religion, les traditions. C’est la famille, le clan. On doit rester avec la famille, on veut avoir des petits-enfants, le frère et la sœur se sont mariés, donc lui doit se marier… Évidemment, si on se projette dans un milieu de la culture qui habite le Xe arrondissement de Paris, bien sûr, ce n'est pas la même chose.

Cependant, cette histoire pourrait se transposer n’importe où ailleurs, quelle que soit la tradition familiale — c’est ce qu’on avait dans le film de Roschdy Zem, Les Miens

C’est intéressant cet exemple-là parce que ça vient de Roschdy Zem, ça vient d'un Arabe, pas d’un Français – je le dis comme ça très crûment. D'ailleurs il y a quelqu'un lui avait dit à la télévision : « C'est une famille intégrée, on ne parle jamais du pays... ça pourrait être une famille française » et j'avais vu sa réaction à lui : « C'est une famille française, tout simplement. Qui est là depuis déjà un petit bout de temps et qui a adopté, qu'on le veuille ou non, les mœurs du pays. » Donc il y a un peu de tradition, il y a un peu de religion... On m’a demandé : « Mais il s'agit de quelle immigration ? » Elle peut être ancienne, d’après la Seconde Guerre mondiale parce que ça commence là. Je pense que ça m’intéressait aussi de raconter cette histoire-là : changer un peu la vision et d'aller vers une famille qui peut surprendre puisqu'on ne les voit pas au cinéma.

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