Claude Schmitz pour "L'Autre Laurens" : « J'ai voulu faire un film hybride »

Polar / Venu du théâtre, Claude Schmitz trouve peu à peu sa place au cinéma, scène de ses nouvelles expérimentations. En témoigne son polar "L’Autre Laurens", où une nièce engage le frère jumeau de son père pour enquêter sur la disparition de celui-ci. Interrogatoire en bonne et due forme avec le réalisateur.

Quand on s’attaque dans un thriller à la question de la gémellité, à quoi veille-t-on pour ne pas tomber dans les clichés ni les chausse-trapes inhérents à ce registre ?

Claude Schmitz : Le film est une sort de fable, où la question du double et de la dualité est partout. Par exemple, entre le cinéma européen et un certain type de cinéma américain, avec les paysages (une vraie-fausse Maison Blanche qui évoque celle de Washington ; un désert qui est espagnol mais avec un grand canyon ; une fausse frontière mexicaine…). Une dualité et un effet de miroir sont partout. Je suis parti de tout un tas de film qu’on m’avait donnés à voir quand j’étais adolescent – des séries B américaines dans les années 1980-1990, plutôt machistes, reaganiens, militaristes – et mon film raconte l’effondrement de ce système de représentation lié à des figures tutélaires.

J’avais donc envie de raconter l’histoire de cette jeune fille entourée de figures paternelles qui va comprendre à un moment que les récits qui lui sont livrés sont faux. Et pour ce faire, je raconte la trahison d’un père, soi-disant mort, qu’elle remplace par son double qui est un père de substitution mais qui au fur et à mesure du film devient la réplique de son frère jumeau. Plus qu’un jumeau, il devient le double parfait, le symétrique de façon anti-naturaliste (ils ont les mêmes vêtements, ce qui est aberrant). Dans cette histoire, un père remplace un autre… mais c'est le même ! Quelque part, cette mécanique des pères qui mentent ou trahissent est vouée à être perpétuée. Il faut que quelque chose soit cassé pour qu’on en sorte.

Donc la question des jumeaux – j’ai fait un grand détour – est plutôt traitée comme un motif, comme quelque chose de presque symbolique, comme dans les contes où les personnages ont des fonctions. L’idée était vraiment que le côté onirique prenne le dessus au fur et à mesure que le film avance. Mais c’est vrai qu’il y a un dossier en parallèle avec les tours du 11-septembre : quand j’avais 20 ans et que j’ai vu ces deux tours s’effondrer, ça m’a marqué très fort. Il y avait cette dimension symbolique : c’est comme si le patriarcat était touché de plein fouet. C'est aussi un moment où j’ai ouvert les yeux sur les questions géopolitiques – je ne parle pas de complotisme. Bref, tout ça fait partie du motif qui participe à cette allégorie, à ce conte où les choses s’effondrent, comme les Twin Towers.

Vous parliez de la frontière. Le film se déroule sur trois territoires différents : la France, la Belgique et l’Espagne, en jouant volontiers sur les passages de frontières et en créant des états d’étrangeté supplémentaires entre le Nord et Sud…

J’ai voulu faire un film hybride, ce qui répond déjà à la question des frontières et au fait d’utiliser des langues différentes. Pour moi, Shakespeare surplombe tout ça. Je viens du théâtre et j’ai commencé le cinéma en parallèle. Shakespeare est un auteur baroque, et la question du mélange des genres, des contrastes, des frottements est très présente chez lui – ce qu’on accepte assez assez mal aujourd’hui au cinéma. Comme l’alliance du grotesque et du tragique. Quand Gabriel Laurens s’engueule avec sa nièce, il parle de la trahison et la seconde d’après, on a une variation sur le même thème qui est apportée par les deux flics, autour d’une sorte de parano de l’un qui aurait couché avec la femme de l’autre. Le traitement de la première scène est au premier degré, la seconde est traitée de façon complètement grotesque. C’est comme un autre point de vue qu’on amènerait sur une même thématique.

Par une sorte de coryphée shakespearien…

Exactement, exactement ! Dans Shakespeare, on a ces bouffons qui vont commenter l’action ou cette fonction de raconter ce qu'on est en train de voir ou de l'incarner différemment pour nous faire comprendre que la vie est aussi une farce. Il y a une dimension "méta" ; d’ailleurs, les policiers disent clairement : « On est dans un mauvais film ». Pour moi, elle est très importante cette phrase-là : oui, ils ont raison, on est dans un mauvais film. C’est aussi pour dire que l’important n’est pas forcément l’intrigue. Après, il y a aussi des références à Hamlet dans le film. C'est important pour moi, c’est de faire quelque chose qui parfois déroute les gens en les plongeant dans un récit qui va muter stylistiquement. Qui va questionner la narration cinématographique au sens large et nous indique que l’histoire à comprendre est sans doute ailleurs que dans le premier degré de l'enquête.

L’hybridation se poursuit dans la distribution, avec des comédiens qui sont pour certains plus chevronnés que d’autres puisqu’il y a beaucoup de débutants ou de non professionnels…

Si l’on parle de Louise Leroy qui joue le rôle de Jade, c’était son premier rôle. Sinon, Rodolphe Burger n’avait jamais joué. Même si c’est quelqu’un qui vient de la scène et qui a de la présence, ce n’était pas forcément évident que ça fonctionne. Francis Soetens, qui joue son collègue dans l’histoire, il a tourné dans tous mes films, il n’est pas acteur de profession. Les bikers, c’est un hasard, ils sont affiliés aux Hells, c’est des gens vraiment super. Ça reste des textures d’acteurs assez différentes…

La lumière a une texture assez particulière elle aussi…

Avec Florian Berutti mon chef-opérateur, on a pas mal discuté du look du film. Qu’il ne soit pas naturiste, qu’il paraisse coincé entre plusieurs époque. Ça se passe maintenant mais ça pourrait se passer dans les années 1980 aussi. On a revu un film que j’aime beaucoup, L’Ami américain de Wim Wenders pour le travail incroyable du chef-op’ Robby Müller, très éclairé avec quelque chose artificiel et contrasté, avec des néons, comme des tableaux, avec ce côté film noir. Paris Texas pour le désert à la fin… On a parlé aussi de Douglas Silk parce qu’on pensait aux nuits avec la lune bleue, cette artificialité… Ces gens qui ont travaillé la lumière pour que l’atmosphère soit plus proche du conte et du rêve. Après, on a travaillé avec une caméra qui est numérique du petit début des années 2000, qui n'a pas beaucoup de définition, qui a un capteur 16 mm et qui est enregistre moins d’informations – donc du coup, il faut éclairer plus mais ce qu’on aime bien. Mais quand il y a moins d'informations, il y a plus d’imagination pour le spectateur.

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