L'image par les Corne

Artiste et commissaire d’expositions, Eric Corne (né en 1962) présente à l’URDLA des peintures et des lithographies récentes. Œuvres qui tout la fois ressassent et mettent en crise les images. Jean-Emmanuel Denave

«Parfois je suis incapable de tutoyer un chien»… Cette citation, arrachée à un film documentaire sur et avec Pier Paolo Pasolini, est jetée telle une ligne éthique et une énigme, au titre de l’exposition d’Éric Corne. Elle nous rappelle, de loin en loin, la fin du Procès de Kafka où K. est exécuté, en catimini et à la lame d’un couteau de boucher, «comme un chien, dit-il, comme si la honte dût lui survivre».

La mort rôde sur l’ensemble des œuvres de l’artiste exposées à l’URDLA, avec ses vanités, ses crânes parfois couronnés, disséminés ici ou là. Elle est même l’objet d’un petit tableau en toute fin de parcours, si l’on peut dire. Elle y voisine avec une représentation du mythe ovidien de Narcisse et d’Echo.

Retour aux sources, mais, tant que faire se peut, sans y prendre racine. «Comment éviter le narcissisme et tendre vers quelque chose de plus universel, qui tienne à l’être ?» s’interroge Éric Corne. Comment puiser dans cette primordiale énergie du moi pour la détourner vers l’objet, demandait déjà Freud en son temps. Pour modèle, Éric Corne cite le «je permanent et rejoué, redéfini à chaque fois» que met en écriture l’écrivain américain Philip Roth.

Sages, y a pas d’images

Narcisse aimait trop son image, on le sait, jusqu’à tomber dans son panneau. Bizarrement, Éric Corne dit, lui aussi, aimer les images et les peintres qui en produisent, en inventent (Max Beckmann, Edward Munch, Pablo Picasso, la peinture moderniste brésilienne, les Primitifs italiens…). Bizarrement tant aujourd’hui le terme d’image est devenu suspect, désuet, presque tabou en art.

Mais Éric Corne ajoute, en une provocation qui est aussi une précision importante, qu’«aujourd’hui, il n’y a pas d’image, contrairement à ce qu’on raconte (surabondance des images, etc.). Il n’y a pas d’image réelle qui nous mette en crise». «Il s’agit d’inventer des images, des mises en relation. Les images doivent nous faire douter, inventer du langage. Elles ne sont pas là pour stupéfier sur un mode de communication directe. Mon iconoclasme se positionne contre les images publicitaires qui ne mettent pas en crise le langage.»

Dans ses nombreux tableaux représentant un peintre et son modèle, on découvrira, par exemple, quelques «aberrations» : une toile placée verticalement qui empêche logiquement l’artiste de voir son modèle, des murs d’atelier qui s’effondrent en ruines et ouvrent sur des paysages et des bâtiments modernes eux-mêmes tombant en ruine, ou bien encore un cri poussé sous forme de visage à la bouche distordue dans un coin de toile, ou le plus discret rire d’un clown incongru derrière le battant d’une fenêtre…

La part maudite

«Le clown est une figure qui m’intéresse depuis peu pour évoquer la notion basique du rire, celui de Bergson par exemple, s’opposant au côté pur de l’art qui m’exaspère.» L’image en crise est pour Éric Corne une image impure. «Philipp Guston demeure une référence pour moi (avec Pierre Klossowski). Sa peinture est extrêmement grave, passionnée par le classicisme et les Primitifs italiens, avec en même temps l’impureté de la bande-dessinée.» Philipp Guston (1913-1980), ce peintre qui bizarrement est passé de l’abstraction à la figuration la plus triviale, alors qu’on fait en général l’inverse.

En 1960, Guston déclarait : «Il y a quelque chose de ridicule et de misérable dans le mythe dont on a hérité de l’art abstrait – la peinture serait autonome, pure et réalisée pour elle-même… Au contraire, peindre est impur. C’est l’ajustement d’impuretés qui force la continuité de la peinture. Nous sommes des fabricateurs d’images et des jeteurs d’images» (traduction approximative par nos soins).

Les toiles abstraites s’effritent donc chez Guston, comme chez Corne à l’instar de ses murs intérieurs en ruines. «La ruine s’impose à moi face au modernisme ; elle ouvre dans mes toiles sur des paysages contemporains eux-mêmes parfois en ruines. Au milieu de tout cela, ce qui est émouvant, c’est le corps humain avec sa sensualité qui persiste.»

Éric Corne ne jette pas pour autant le bébé des ultras du monochrome avec l’eau du bain des avancées picturales, et précise que son utilisation de formats carré (format par excellence des artistes abstraits) est une manière pour lui de surinvestir l’abstraction, «l’enjeu du carré étant qu’il établit un système d’équivalence entre l’horizontalité de l’espace de la Vedute et la verticalité de la figure». Façon encore de mettre l’image en crise, ou tout du moins en doute quant à ses dimensions fondamentales.

Cœurs

On pourrait aussi parler, au sujet du style d’Éric Corne, «d’art brut», avec même quelque chose d’un peu grossier dans la découpe à la hache des espaces et du profil de ses figures humaines. Une certaine violence se montre là, évidente, heurtant de front notre regard, avec des murs qui saignent ou des scènes de sexe qui sont aussi de crime. Une gravure représente un ring et deux boxeurs, et le gant rouge revient tel un leitmotiv d’œuvre en œuvre. «La peinture relève du ring ; voyez Rothko dont l’atelier était un ring de boxe dans une caserne de pompiers ! Et le gant de boxe c’est aussi la main gauche, la gaucherie». Une main qui, de manière plus bilatérale, est pour l’artiste «le premier filtre, la première distorsion d’avec l’idée de départ… Ensuite, on a la réaction de la peinture elle-même… Ça fait une sorte de trinité au total…».

Le désir, la paluche et l’huile, voici donc la sainte trinité de notre artiste puncheur. Mais les bagarreurs ont aussi du cœur et le gant de boxe rouge ressemble à s’y méprendre à un organe cardiaque. Cœur anatomique qui parfois permute en cœur symbolique. «Le thème de l’amour est particulièrement présent dans cette exposition, et c’est un thème rare finalement en peinture, contrairement aux films, à la musique Notamment à travers ma série Diotima, la déesse de l’amour dans Phèdre et personnage de poèmes de Hölderlin. Aujourd’hui, le thème de l’amour pose problème car il introduit une subjectivité, une intimité…». Retour aux problèmes du narcissisme et à son nécessaire dépassement créatif.

Une peinture qui réfléchit

Des retours, l’artiste ne cesse d’en effectuer afin de faire avancer ses images : «La peinture ne part jamais de rien, mais d’autres peintures. Dans mes tableaux, il y aussi un grand nombre d’archétypes : le peintre et son modèle, des mises en abyme, la vanité, le nu féminin, la nature morte, le livre d’images… Je passe ma vie à regarder des peintures.»

Il y a encore, possiblement, des retours à l’envoyeur : «Quand je peins c’est comme si je lançais une balle qui me revient ou pas… L’histoire se détourne de l’idée de départ, s’émancipe dans un mélange de format, de couleurs, de vécu… Je crois que la peinture est intelligente, qu’elle communique, qu’elle entame un dialogue avec le peintre et le regardeur… Je dirais presque «au commencement était l’image, et non le verbe»…».

Qu’elle soit réellement intelligente ou non, la peinture de Corne en tout cas réfléchit et, avec ses nombreux miroirs ou ses regards de personnages dirigés hors champ, s’adresse évidemment à nous. Poussant ses limites et ses espaces au maximum pour nous y inclure. Ceci ne désigne ni ne désire une place forte, mais une position fragile, friable, émouvante, ambivalente, critique.

Éric Corne
« Parfois je suis incapable de tutoyer un chien »
À l’URDLA, jusqu’au 23 novembre.

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