Littérature / Avec Âmes, premier volume d'Histoire de la souffrance, Tristan Garcia retrace une épopées des oubliés et des vaincus de l'Histoire. Un roman multiple et quantique qui est aussi une magistrale exploration des possibilités du récit et de l'invention fictionnelle.
« Valait-il mieux vivre en espérant que nos souffrances n'étaient pas vaines. Elles resteraient inscrites à jamais dans la nature des choses qui vont, changent et deviennent. Si c'est vrai jamais la souffrance ne finira, elle hantera le monde même lorsque le monde aura disparu. Peut-être est-il préférable de considérer que le bon et le mauvais, comme toutes choses, passent, et que ce qui passe disparaît tout à fait. Alors toute la souffrance finira oubliée, pulvérisée, il n'en restera rien. Et à quoi bon souffrir ? » s'interroge Lucius Helvus Tinniter un dignitaire romain philosophe attelé à la rédaction du « premier traité complet consacré à la souffrance, à ses origines, sa cause, sa fin, ses différents modes (...) et les moyens de la vaincre pour de bon ».
Le Romain évolue, en une troublante mise en abîme, au cœur du chapitre 8 d'Âmes, premier volume de cette ambitieuse Histoire de la souffrance à laquelle le romancier et philosophe Tristan Garcia s'est attaqué comme à un Everest. Existentiel mais surtout romanesque.
Métempsychose
Car c'est bien d'un roman dont il s'agit ici, fiction quantique qui fait voyager le lecteur à travers les âges et le monde, de la création de l'univers il y a deux milliards d'années à l'Australie de 869. « En vain, durant des milliers d'années, la souffrance a appelé, écrit Tristan Garcia en clôture de son premier chapitre. Et puis quelque chose à répondu. » Qui ne s'en ira jamais : de la souffrance du ver plat coupé en deux par une éruption sous-marine, à celle de deux esclaves revanchards de l'âge du bronze méditerranéen en passant par une Néandertalienne enceinte et livrée à elle-même, un ancien roi du royaume de Wu devenu ermite et bien d'autres, eunuques, prophètes, animaux...
Tous ont en commun une âme qui selon le principe de la métempsychose saute d'une vie à l'autre – aux autres – éprouvant la souffrance des corps qu'elle habite, meurtris, malades, cassés, éprouvés. Et menant ainsi un récit en lui inoculant un sentiment de permanence existentielle, comme si chaque personnage avait l'intuition profonde d'être lié aux autres, pour le meilleur ou pour le pire.
Avec ce magistral premier volume, qui ressemble autant à une déclaration d'amour aux oubliés de l'Histoire, à tout ce qui a vécu et souffert, qu'aux grands textes de l'Histoire mondiale, Tristan Garcia tente de renouer avec les possibilités infinies du récit, entre souffle épique et richesse d'une langue aussi poétique que triviale que peuvent l'être ces vies de souffrance tentant « d'arracher quelques souvenirs à l'oubli ».
Tristan Garcia
Pour la rencontre "L'épopée des oubliés"
À l'Hippodrome de Parilly (salle des Balances) le samedi 9 mars à 15h