Le Règne animal / Le réalisateur des Combattants est de retour pour un coming of age movie d'un genre particulier, dans un monde où les les Hommes mutent en animaux. Conversation sous les arbres avec Thomas Cailley...
Actuellement, plusieurs films français traduisent un sentiment de basculement voire de fin du monde — dont le vôtre. Avez-vous le sentiment d'être les “réceptacles” de cette évolution de l'humanité et de l'environnement ?
Thomas Cailley : J'aurais du mal à parler au nom de tous parce qu'on travaille chacun un peu dans notre coin. Est-ce que l'époque est en train de basculer ? Elle est train de basculer, elle a un train de changer vite en tout cas, c'est sûr. Je suis témoin comme tout le monde d'une forme d'effondrement : celui du vivant. Entre le moment où je suis né et aujourd'hui, la pente est assez claire. Il y a un réchauffement climatique qui est enclenché ; on voit bien qu'on n'arrive pas du tout à atteindre les objectifs qu'on s'est fixé. Ce n'est pas moi qui l'invente, ce n'est pas la fiction : c'est la réalité.
Le film que je propose, Le Règne animal, c'est vraiment tout l'inverse d'une dystopie. Je vis dans un monde qui s'appauvrit de jour en jour, d'année en année mais j'ai l'impression que l'histoire que j'ai voulu raconter est celle d'un monde qui s'enrichit autrement. Où la biodiversité vient d'ailleurs, se formule différemment à cause de cette mutation. Pour moi, ce film est donc totalement une utopie. Évidemment, il pose des questions : on enregistre des dérèglements, on voit aussi des réflexes très différentes face à ces formes de vie très différents qui apparaissent.
On a autant des réflexes d'accueil, d'hospitalité que des gestes d'amour absolu — comme c'est le cas de ce père [incarné par Romain Duris, NDR] envers ce fils. On a aussi des réflexes qui sont plus des pulsions sécuritaires ou violentes — je pense que notre société est faite comme ça mais je laisse à chacun la possibilité de se positionner là-dessus. Personnellement, la façon dont ces êtres arrivent, contaminent le réel, engendrent des dérèglements, j'ai plutôt souhaité l'accueillir avec de la joie : l'idée c'est de se dire qu'il y a un nouvel horizon. C'est une histoire pleine d'espoir.
Et une invitation à l'altérité ?
Bien sûr ! Pour nous — car c'est un film qui a été très collectif — depuis le scénario, on s'est dit que c'était un peu comme une série de poupées gigognes qui s'emboîtent. Au centre, il y aurait cette question de la mutation qui transforme les corps. Ce centre névralgique, c'est Émile, ce jeune homme — c'est peut-être la métaphore de l'adolescence, qu'est-ce que ça veut dire devenir adulte, changer, grandir, s'émanciper... Autour de cette première thématique, il y en a une deuxième : la relation avec son père. Qu'est-ce que ça veut dire en termes de transmission, accepter la différence de son enfant, le guider vers ce qu'il veut devenir, accepter sa différence... Et au-dessus de ça, il y a le rapport qu'ils entretiennent avec le monde. Là, la question de la différence joue à plein ; au-delà, il y a aussi la question du lien qu'on entretient avec notre environnement dans sa globalité — y compris avec ce qui est non humain, cette idée qu'on partage tous (et avec vraiment tout ce qui est vivant autour de nous) une ascendance commune : on est tous issus d'une cellule.
Mais vous traitez aussi des rapports père/fils, et de la nécessité de laisser partir...
C'est le principal. J'ai des enfants... Quand j'ai commencé à écrire mon premier film, j'étais d'abord l'enfant de mes parents ; entre les deux. J'ai aussi appris à être le père des miens. Donc, je l'ai étrangement écrit un peu dans les deux points de vue. C'était d'ailleurs hyper important de faire les deux points de vue séparément aussi dans le film. Cette question me passionne, m'interroge beaucoup, me terrifie et me bouleverse : cet art mystérieux d'apprendre à être parent, d'apprendre à nos enfants à se passer de nous, quoi. C'est sans doute ça une parentalité réussie (sourire).
Les mutants gardent-ils selon vous leur conscience humaine ?
Ça, c'est le grand mystère ! Ce que je trouve très vertigineux dans cette possibilité-là, c'est qu'on a dressé siècle après siècle une frontière totalement théorique entre l'Homme et le reste du vivant : d'un côté les animaux et de l'autre, nous — bien entre nous. Généralement, dans la fiction, la mutation vers l'animal est toujours très soudaine et souvent on garde tout ce qu'on a d'humain en acquérant en plus des capacités animales — chez Marvel, chez les super héros où l'on a le pouvoir de l'Homme et celui de l'araignée. Soit on devient totalement bestial, ultra violent et agressif : c'est le loup-garou, le monstre. Entre les deux il y a un peu rien ; ces deux formes-là d'altérité absolue nous rassurent vraiment sur notre place dans la société, dans le monde. Alors que cette mutation lente, progressive, réaliste qu'on a essayé de mettre en scène dans le film, elle a tendance à effacer, à brouiller cette frontière : à partir de quand on n'est plus humain ; à partir de quand un semblable n'est plus un semblable ? C'est là que le récit devient intéressant.
Le Règne animal est en lui-même un film hybride puisqu'il se situe à la croisée de plusieurs genres, du fantastique au drame familial...
Il y a des scènes de comédie aussi ! C'est à la base de mon désir de faire des films : j'adore être au carrefour de tout ; j'aurais du mal à choisir de manière radicale un genre. Le monochrome me fait un peu peur. Ce n'est pas mon appétence de cinéma. Par exemple, j‘adore les films de Bong Joon-ho : le réel s'infiltre partout, il y a de la comédie dans le tragique... Je me sens plus accueilli dans le film et je trouve aussi que ça nous ramène curieusement à la vie, cette folie-là, le fait que tout se contamine sans arrêt. C'est rare dans la vie que tout soit noir ou blanc : souvent, c'est un mélange des genres malencontreux ou absurde. Après, les films de genre qui m'ont marqué adolescent, ils dépassaient ce cadre-là. Quand je repense à E.T., c'est un film fantastique avec une créature mais c'est avant tout un grand film sur la famille, sur l'absence du père, sur l'amour de la mère, sur la différence... Au fond, on pourrait quasiment imaginer le même film avec autre chose qu'un extra-terrestre. Il y a ça aussi dans les films de Shyamalan les plus réussis : le film est réussi avant même qu'il y ait une hypothèse science-fictionnelle ou fantastique dedans.
Il y a un personnage qui est une sorte d'interface ou de chœur antique : celui que joue Adèle Exarchopoulous, dont on ne sait pas au départ si elle est une opposante ou une aide pour vos protagonistes. Elle porte un regard qui pourrait être celui du spectateur sur cette histoire...
Ça me fait plaisir d'entendre ça parce que pour moi, c'est vraiment le personnage qui a peut-être le regard le plus rationnel sur ce monde qui devient fou. Elle essaie de ne pas être parasitée ni par les réactions de ses collègues dans cette caserne de gendarmerie, ni par ce monde qui utilise durcit, qui glisse. Elle essaie garder une espèce d'aplomb par rapport à ce qui se passe. Pas une froideur, plutôt une sérénité d'esprit. Et curieusement, parce qu'elle est rationnelle, elle est très décalée. Ça en fait un personnage assez marrant. Et ma petite intuition, c'est quand elle dit qu'elle attend sa “mutation”, c'est soit en train se réaliser (et on ne le sait pas), soit presque un souhait : elle n'en peut plus, elle aimerait bien.
Le décalage qu'elle présente par rapport aux autres n'est-il pas induit par le fait qu'elle la seule femme à l'intérieur d'une garnison d'hommes un peu “lourds“ ?
Ah oui. Probablement que ça vient de là ! Pour être tout à fait honnête, l'idée de ce personnage vient de la phase de développement de mon premier film, Les Combattants, dont une partie se déroule dans un régiment. Un an avant auparavant, quand j'écrivais le scénario, mon producteur m'avait envoyé dans un régiment de cavalerie pour que je sache un peu de quoi je parle. Et j'ai été réceptionné par une lieutenante qui est vraiment le calque de ce personnage-là. Elle vivait dans un monde que j'aurais du mal à vous décrire : sur le sentiment de solitude, les remarques qu'elle pouvait prendre, le comportement de certains hommes... Ça la rendait hilarante mais je pense que c'était dur pour elle.
Vous pensez qu'elle va se reconnaître ?
J'espère, j'espère ! Je sais que les gens dont je m'étais inspiré dans ce régiment s'étaient tous reconnus, alors que je n'y étais pas allé de main-morte (rires) Certains m'avaient dit : « J'adore mon personnage ».
Quel travail avez-vous opéré pour la photographie ?
On a passé deux ans de développement à se demander comment éviter le numérique, parce qu'on trouvait ça moche. Une fois qu'on a résolu le principal — c'est-à-dire d'en mettre le moins possible — on s'est dit que la façon la plus organique pour procéder dans ces séquences fantastiques, d'action ou avec des créatures, c'était de mixer sans arrêt les technologies. De ne jamais rester dans une technologie “pure“ plus de trois plans de suite parce que sinon, le spectateur le remarque directement : il voit les fils, il voit le makeup... Il y a donc eu un travail au cadre pour essayer de comprendre comment on pouvait se servir de cette faiblesse originelle pour en faire une force, pour être dans ce mixte de technologies ; après, ça été sur la qualité, sur le grain de l'image : comment mélanger toutes ces couches différentes puisqu'on filme du décor réel, de l'humain, du maquillage, du VFX... On ne pouvait pas filmer en pellicule, parce que ça aurait été un calvaire en post-production, mais on a embarqué une caméra 35mm analogique et avant chaque plan, on faisait toujours un plan de référence en 35. Ça nous a permis de garder des températures de couleur, un grain, une émulsion dans l'image qui fondent, naturellement. Où l'on retrouve ce jus à l'ancienne qui mélange les différentes couches de l'image.
Est-ce que la période Covid a eu une incidence sur votre film ?
Pour la réalisation, je ne pense pas, mais pour l'écriture, on a commencé un an avant le Covid. Et il y en a de petits restes. Il y a au début du film une jeune femme qui parle de couvre-feu ; un enfant pangolin dans le Super-U — c'est pas anodin. Ce sont des petits clin-d'œil à cette période-là.
N'y a-t-il pas à la fin du film un clin-d'œil à Running on empty (1988) de Sidney Lumet ?
Ah bah c'est un film de chevet ! C'est vraiment un de mes trois films préférés au monde. C'est un des films qui racontent le mieux cette question de devenir adulte. Donc c'est vrai, ça a forcément joué. Je pense que Running on Empty, Un monde parfait de Eastwood et le film de Ozu, Il était un père, sont vraiment les trois films qui ont été à la base du désir de raconter cette histoire. Et tous n'ont rien de fantastique