Visite guidée / Disparues les frontières à l'heure de la mondialisation ? Que nenni, répond l'exposition du Muséum, passionnante malgré quelques défauts de mise en forme. Jean-Emmanuel Denave
Les yeux rivés sur la ligne d'horizon du Musée des Confluences, le Muséum poursuit son exploration pluridisciplinaire (sciences, sociétés, arts) de problématiques contemporaines, anticipant ainsi sa future activité aux confins de la Presqu'île. Sa nouvelle exposition s'attèle à un sujet particulièrement épineux et brûlant : celui des frontières. Si à l'heure de la mondialisation, de l'Europe de Schengen et de l'Euro, on pourrait croire naïvement à une disparition des vieilles frontières à la papa, force est de constater que la frontière revient actuellement en puissance, parallèlement au retour du refoulé sécuritaire, nationaliste ou communautariste... Flower power, citoyens du cyber-monde, village global ? Allez donc en parler aux Géorgiens, aux Monténégrins, aux émigrants d'Afrique sub-saharienne, voire aux Corses ou aux Basques... Depuis 1989, l'Europe, par exemple, a vu naître pas moins de 14 000 kilomètres de frontières nouvelles, et la liste pourrait s'allonger avec les démangeaisons indépendantistes du Kosovo et du Monténégro. Autres faits significatifs : à peine le Mur de Berlin démantibulé et le Rideau de Fer levé, d'autres murs plus épais et plus étendus s'érigent entre Israël et la Cisjordanie, bientôt entre les Etats-Unis et le Mexique (Bush l'a annoncé la semaine dernière), et peut-être même entre les Etats-Unis et le Canada ! La notion de frontière est donc aujourd'hui traversée de paradoxes (disparaissant ici pour mieux renaître là-bas), de discours et de faits contradictoires. Et si elle est souvent synonyme d'affrontements sanglants et d'exclusions, elle recèle aussi quelques propriétés positives : fondement de l'identité des individus comme des communautés politiques, interface mettant en relation un dedans avec son dehors. "Combien de frontières faut-il traverser pour rentrer chez soi ?", s'interrogeait le cinéaste Théo Angelopoulos, sous-entendant peut-être qu'il faille sans cesse s'ouvrir au-dehors afin de trouver son propre dedans.La terre est bleue comme des quartiers d'orangeConcrètement, l'exposition du Muséum nous invite à parcourir huit "mondes", matérialisés par une petite cabane barricadée, et correspondant à huit problématiques frontalières : les limites incertaines de l'Europe ; les migrations ; la fermeture hermétique d'un état sur lui-même (Corée du Nord), mourir au front (Guerre au Cachemire) ; exils et refuges... Chaque "monde" est précédé d'un "pré-monde" où l'un des commissaires d'exposition (Michel Foucher et Henri Dorion) livre les grands enjeux géopolitiques du problème dans un texte illustré par une carte de Philippe Rekacewicz. Et chaque "monde" consiste en une mini-exposition d'un photo reportage sur une réalité précise (hormis deux reportages imaginaires réalisés par des artistes) et d'un texte en contrepoint écrit par une personnalité (chercheur, journaliste, cinéaste...). Bref, si l'exposition donne une place privilégiée à l'image photographique, il y a aussi beaucoup à lire ou à entendre (témoignages accompagnant les images, bandes sons de films, conférences en fin de parcours)... Exposition passionnante sur le fond, Frontières pèche en revanche un peu par sa forme. La scénographie est un peu légère et manque d'éléments visuels forts permettant de sensibiliser ou de plonger plus concrètement le visiteur dans des problèmes assez intellectuels. Les deux propositions artistiques auraient dû le permettre, mais restent en l'occurrence plutôt anecdotiques... Le passionnant reportage d'Olivier Jobard sur l'itinéraire d'un clandestin (Kingsley) que le photographe a accompagné pendant cinq mois du Cameroun à Paris en passant par le Sahara et les îles Canaries, est quant à lui accroché à la va vite dans un espace confiné où les images sont agglutinées les unes sur les autres. Autre problème encore, lié cette fois-ci à la crise de la photographie de reportage elle-même : on découvre parfois des images jolies qui nous en apprennent moins sur les sujets photographiés que sur le style du photographe (celles par exemple de Marie Dorigny sur le Cachemire).Fort AlamoMais restons positifs : l'exposition propose plusieurs salles très réussies. Celle sur la Corée du Nord notamment, avec la projection d'un film hallucinant sur ce régime improbable, dont les images sont redoublées sur plusieurs petits écrans vidéo, insistant ainsi sur la répétition autistique de la propagande coréenne et la vacuité de discours dignes de la "novlangue" du 1984 d'Orwell. Citons encore la projection d'images de Patrick Bard concernant la zone frontalière entre les Etats-Unis et le Mexique, accompagnée d'un commentaire absolument passionnant de l'auteur. Selon le photographe, cette zone constitue rien moins qu'une sorte "de troisième pays développant sa propre culture, littérature, langue" et un laboratoire à ciel ouvert de la globalisation "où les personnes sont arrêtées alors que les biens transitent librement ; et où les Mexicains sont refoulés alors même que les multinationales américaines s'installent au Mexique pour exploiter une main d'œuvre à bas coûts"... Signalons enfin que l'exposition est accompagnée d'un catalogue fort bien fait et d'un programme culturel pantagruélique rassemblant conférences, spectacles, lectures et projections de films documentaires. Frontières, jusqu'au 4 février au Muséum d'histoire naturelleProgrammation disponible sur le site du musée : www.museum-lyon.org