Essai / Dans son ouvrage "Corps, alimentation et réseaux sociaux", Clémentine Hugol-Gential dissèque l'impact des réseaux sociaux sur nos corps et nos pratiques alimentaires.
« Rien à foutre de ta dépression, rien à foutre de ton petit cœur brisé, rien à foutre de ta pression mentale... Arrête d'être une merde, d'être une personne sans aucune motivation... lève-toi ! » ainsi s'exprimait l'un des premiers youtubeur français spécialisé en sport et lifestyle Tibo InShape, dans une vidéo diffusée sur les réseaux sociaux et datant de juin 2022. Une injonction polémique à se « reprendre en main » par la pratique soutenue du sport et l'adoption d'un régime alimentaire strict. Un discours que diffuse de très nombreux influenceurs de la même trempe : Eric Flag, Bananamo, Jack's Team ainsi que leurs pendants féminins, telles que Juju Fitcats, Sissy Mua ou encore Justine Gallice. Des "personnalités" à la plastique extrêmement travaillée, représentatives d'un marché bien installé et florissant : celui des contenus liés à l'alimentation et/ou au sport, qui toucheraient d'ailleurs – d'après une étude réalisée par Clémentine Hugol-Gential et rapportée dans son ouvrage Corps, alimentation et réseaux sociaux – plus de 40% des jeunes sondés. Qui ne suit pas l'un ou l'autre influenceur, publiant un flot ininterrompu d'images d'assiettes parfaitement agencées ou de corps parfaits s'échinant sur des machines de musculation ou encore de recettes miracles pour maigrir tout en revendiquant la "bodypositivité" ? Une fois ces contenus identifiés, on peut donc s'interroger : quel impact ceux-ci ont-ils sur nos pratiques et nos préoccupations ? C'est notamment à cette question que Clémentine Hugol-Gential, enseignante chercheuse en Sciences de l'information et de la communication spécialisée dans la médiatisation de l'alimentation a tenté de répondre dans son essai.
Tu ne mangeras point
Son travail évoque notamment les marchés émergents de ce nouveau business, comme celui des compléments alimentaires par exemple. Celui-ci a cru de 3% entre 2022 et 2023. On observe une même tendance pour le business des suivis personnalisés, des e-books, des formations, des livres de recettes... faisant la promotion de "la" bonne pratique sportive ou alimentaire. Des produits défilant sur les profils X, Instagram, Tik Tok... d'entrepreneuses et entrepreneurs déterminés, dessinant des ponts flous entre une certaine forme physique, et ce que "doit" être une bonne santé, faisant ainsi porter la responsabilité de la santé collective sur les seuls comportements individuels et propageant au passage un certain nombre de normes discutables, parfois même dangereuses dans un pays où les politiques de santé se résument souvent à quelques consignes et avertissements rédigés en minuscule après un spot de pub.
La chercheuse évoque, par exemple, la nouvelle tendance venue du pays de l'oncle Sam ; la prise régulière d'Ozempic, un médicament réservé aux diabétiques de type 2 permettant de s'affamer sans souffrance mais pouvant occasionner, par exemple, des cas de gastroparésie. Normalement délivré sur ordonnance, l'entreprise mondiale "de soins et de santé" Novo Nordisk a mis un produit similaire à l'Ozempic sur le marché et en vente (presque) libre : le Wegovy, d'ailleurs promu par Elon Musk. Il suffit de payer 25€ pour obtenir une ordonnance (garantie en trois heures ouvrées). La biochimiste et autrice française Jessie Inchauspé propose de son côté « l'oat-zempic », un régime à base d'avoine qui n'a pas grand-chose à voir avec l'Ozempic si ce n'est qu'il surfe sur la tendance, et que, là aussi, on ne devient heureuse (car ces discours s'adressent en majorité aux femmes) qu'en devenant mince.
Clémentine Hugol-Gential multiplie les exemples dans son ouvrage, nous perdant parfois un peu mais nous faisant envisager les contours de pratiques de plus en plus tolérées car les discours médicaux et les normes esthétiques s'interpénètrent, interrogeant donc en filigrane la responsabilité d'une puissance publique peu concernée. Intéressant.
Corps, alimentation et réseaux sociaux de Clémentine Hugol-Gential (Le Murmure) ; 10€
Rencontre avec Clémentine Hugol-Gential le 18 mars à 19h15 à La Librairie à soi.e (Lyon 1er) ; gratuit sur réservation