Les« dark stores», entrepôts ou locaux commerciaux ?
Face au développement souvent subi et non contrôlé des livraisons de plats cuisinés Issus des plateformes numériques (Uber, Deliveroo... ), le Conseil d'État, saisi par la Ville de Paris, tranche en faveur de la dynamisation des coeurs de ville, enjeu d'importance pour les communes urbanioees.
Qu'entend-on par « boutiques », « magasins » ou « entrepôts » aujourd'hui ?
Comme le rappelait le rapporteur public de l'affaire Sociétés Frichti, servant de base à cet article : le terme de « magasin » désigne au sens premier le lieu de dépôt de marchandises destinées à être conservées ou vendues. Un magasin est dans ce sens premier et historique un entrepôt. Mais son deuxième sens, celui d'établissement de commerce où l'on conserve et expose des marchandises en vue de les vendre, est devenu plus commun, supplantant dès le début du XIXe siècle celui de boutique. Les « grands magasins », chers au roman « Au Bonheur des Dames » d'Émile Zola, paru en 1883, ne sont ainsi plus, pour le sens courant, de grands entrepôts.
Qu'est-ce qu'un « dark store » ?
Un dark store est un local réservé à la préparation et la collecte de commandes en ligne par des livreurs, le plus souvent à vélo, en trottinette électrique ou en scooter, c'est-à-dire des moyens de mobilité rapide, qui permettent de réduire le temps de trajet entre la cuisine et le client. L'enjeu de la décision Sociétés Frichti du Conseil d'État était de savoir si ces « magasins sombres » devaient être classés comme des « entrepôts » ou des « commerces », au sens du Code de l'urbanisme. Ces deux notions relèvent de deux destinations différentes et donc d'une réglementation différente. La situation antérieure à cette décision permettait aux exploitants de ces locaux de jouir d'une imprécision juridique favorable à leur activité.
Quelle est la législation en vigueur pour exploiter un commerce dans une commune urbaine ?
Les constructions doivent répondre à des destinations prévues par décret : 1° Exploitation agricole et forestière, 2° Habitation, 3° Commerce et activités de service, 4° Équipements d'intérêt collectif et services publics, 5° Autres activités des secteurs primaire, secondaire ou tertiaire. Ces destinations sont elles-mêmes concernées par des sous-destinations. La « restauration » est l'une des sous-destinations de la destination « Commerce et activités de service », alors que l'entrepôt est classé parmi les « autres activités des secteurs primaire, secondaire ou tertiaire ».
Dès qu'un exploitant d'un local souhaite modifier la destination de son local, il doit au minimum déposer une déclaration préalable en mairie. L'autorité administrative a donc la possibilité de la lui accorder ou de la refuser. Ainsi, de la destination des dark stores dépend le contrôle que peut avoir ou non l'autorité administrative. Sans changement de destination, celui-ci est résiduel.
Les plateformes de livraisons, telles que Flink ou Frichti, utilisaient des locaux destinés aux commerces pour stocker des marchandises en vue d'être livrées aux clients. Elles bénéficiaient du flou autour de leur activité pour se prévaloir de leur qualité de commerces et donc de ne procéder à aucun changement quant à la nature des locaux occupés.
Concrètement, les plateformes de livraisons rachetaient des fonds de commerce d'un restaurant classique ou de toutes activités commerciales au sens du Code de l'urbanisme et les transformaient en cuisines dédiées à la vente en ligne sans que les pouvoirs publics ne puissent s'y opposer compte tenu de l'absence de déclaration préalable sollicitée.
La Ville de Paris face au développement des « dark stores »
La Ville de Paris a considéré que les locaux utilisés par ces sociétés n'étaient pas des commerces, mais des entrepôts. Elle a mis en demeure deux entreprises (Frichti et Gorillas Technologies France) de restituer les locaux à leur état d'origine dans un délai de trois mois et ce sous astreinte. Ces sociétés ont demandé au juge administratif de suspendre les effets de ces décisions. Statuant en référé, le tribunal administratif de Paris a fait droit à leurs demandes, en suspendant l'exécution desdites décisions. La Ville de Paris s'est pourvue en cassation contre cette ordonnance.
La solution du Conseil d'État en faveur des commerces de proximité et de la revitalisation des centres-villes
Par sa décision du 23 mars 2023, le Conseil d'État juge que les dark stores sont des entrepôts, au sens du Code de l'urbanisme et du plan local d'urbanisme parisien (PLU) : « Les locaux occupés par la société Frichti et la société Gorillas Technologies France, qui étaient initialement des locaux utilisés par des commerces, sont désormais destinés à la réception et au stockage ponctuel de marchandises, afin de permettre une livraison rapide de clients par des livreurs à bicyclette.» Ces locaux ne sont donc plus des locaux destinés à la présentation et vente de bien directe à une clientèle, même si des points de retrait peuvent y être installés.» Dès lors, un dark store doit dorénavant être considéré comme un entrepôt.
Ainsi, l'activité exercée par les deux sociétés constitue un changement de destination, qui aurait dû être précédé d'une déclaration préalable. En l'absence d'une telle autorisation, l'autorité communale peut exiger des entreprises concernées une remise en l'état des lieux conforme à leur état initial.
Dans un souci didactique, le Conseil d'État précise que l'utilisation de locaux par ces sociétés « ne correspond pas à une logique de logistique urbaine qui, en application des dispositions du plan local d'urbanisme de Paris, pourrait les faire entrer dans la catégorie des "Constructions et installations nécessaires aux services publics ou d'intérêt collectif", la quatrième possibilité offerte par le décret, mais a pour objet de permettre l'entreposage et le reconditionnement de produits non destinés à la vente aux particuliers dans ces locaux, ce qui correspond à une activité relevant de la destination "Entrepôt" ». Avec cette décision, la définition des dark stores est donc la suivante : des biens destinés à la réception et au stockage ponctuel de marchandises, afin de permettre une livraison rapide de clients par des livreurs. La décision du Conseil d'État s'impose à la date de sa lecture et permet aux collectivités et riverains concernés d'agir contre ces cuisines illégales.
Épilogue du contentieux : un cadre réglementaire
A la suite de cette décision du juge administratif, ont été prises deux décisions réglementaires qui permettent de réglementer différemment les entrepôts des cuisines dédiées à la vente en ligne, pour offrir un cadre juridique à ces activités d'entreposage. Un décret du 22 mars 2023 crée une nouvelle sous-destination « Cuisine dédiée à la vente en ligne », dans la destination « Autres activités des secteurs primaire, secondaire et tertiaire », et un arrêté ministériel du même jour précise que « La sous-destination "Cuisine dédiée à la vente en ligne" recouvre les constructions destinées à la préparation de repas commandés par voie télématique. Ces commandes sont soit livrées au client soit récupérées sur place ».