La vie personnelle du salarié en entreprise
Vie intime au travail, altercation sur un parking, échanges de courriels au contenu raciste, la Cour de cassation nous a récemment démontré que la frontière entre vie privée et vie professionnelle au travail était de plus en plus poreuse. Le temps où l'on pouvait dire que la vie personnelle s'arrêtait aux portes de l'entreprise semble désormais révolu.
Le droit au respect de la vie privée du salarié au travail
A priori les sphères personnelles et professionnelles devraient rester étanches et ne pas interférer l'une avec l'autre. Le droit au respect de la vie privée est protégé au titre des droits de la personnalité et cette protection trouve son fondement tant dans textes nationaux qu'européens (articles 9 du Code civil, 226-1 du Code pénal, article 8 de la Convention européenne des droits de l'homme).
Par opposition, la vie professionnelle concerne l'ensemble des activités où le salarié agit sous la directive de son employeur. La vie personnelle du salarié ne doit donc pas interférer avec sa vie professionnelle.
Toutefois, depuis de très nombreuses années, la Cour de cassation a consacré le principe selon lequel « le salarié a droit, même aux temps et lieu de travail, au respect de l'intimité de sa vie privée. » (Cass. Soc. 2 octobre 2001, n° 99-42.942).
Ainsi la haute juridiction est venue il y a 25 ans porter un sérieux coup dans la séparation entre vie personnelle et vie professionnelle. Cette première décision de principe a été suivie de beaucoup d'autres et permet de comprendre pourquoi il n'est pas possible d'interdire aux salariés toute communication personnelle pendant son temps de travail.
À la suite de cette première décision, la Cour de cassation a également posé comme principe qu'un fait tiré de la vie personnelle d'un salarié ne peut en principe pas justifier un licenciement disciplinaire, sauf si les faits se rattachent à la vie professionnelle de l'intéressé (Cass. soc. 6 février 2002, n° 99-45.418) ou s'ils constituent un manquement de sa part à une obligation découlant de son contrat de travail (Cass. soc. 3 mai 2011, n° 09-67.464).
Dans le même temps, la Cour de cassation juge que tout élément figurant sur le matériel professionnel du salarié (ordinateur, téléphone mobile, messagerie professionnelle) est présumé avoir un caractère professionnel, sauf s'il est identifié comme personnel par le salarié. Cette présomption de caractère professionnel permet à l'employeur de contrôler le contenu des outils professionnels mis à la disposition du salarié à tout moment et de le sanctionner, éventuellement, lorsque ce contenu viole les obligations professionnelles du salarié.
Ces courts rappels permettent de comprendre toute la tension que le contentieux prud'homal comporte lorsqu'on aborde la délicate articulation entre respect de la vie privée du salarié et sa vie professionnelle.
Quelques exemples récents de jurisprudences
Quand la vie intime du salarié justifie un licenciement pour faute
Un salarié occupant des fonctions de direction en particulier de ressources humaines au sein d'une entreprise peut-il entretenir une relation amoureuse avec une déléguée syndicale de l'entreprise sans en informer son employeur ?
A priori, rien n'interdit à deux salariés, quelles que soient leurs fonctions, d'entretenir des relations intimes. Toutefois, dans certains cas de figure, la Cour de cassation considère que le salarié doit informer son employeur de cette relation afin d'éviter tout malentendu ou situation de conflit d'intérêts.
Tel est le cas dans cette affaire (Cass. Soc. 29 mai 2024, n° 22-16.218) où le salarié, bien qu'ayant reçu une délégation de pouvoirs en matière RH et étant chargé de gérer les relations sociales avec les représentants du personnel, n'avait pas informé son employeur de la relation qu'il entretenait avec la déléguée syndicale.
L'employeur l'a appris après le départ de la déléguée syndicale de l'entreprise. Il a alors engagé une procédure de licenciement pour faute grave contre le salarié considérant que ce dernier avait manqué à son obligation de loyauté.
L'employeur estimait en effet que le salarié aurait dû l'informer de cette liaison compte tenu des fonctions qu'il occupait et qui l'amenait à avoir de fréquentes réunions avec les représentants du personnel sur des sujets sensibles. À juste titre pour les juges qui ont confirmé le licenciement pour faute grave.
Cet arrêt permet d'illustrer la mesure dans laquelle un fait strictement privé peut exercer une influence sur le contrat de travail et les obligations du salarié, en l'occurrence ici l'obligation de loyauté qui imposait au salarié d'informer son employeur de cette relation.
Les décisions sévères de la Cour de cassation, et de la cour d'appel avant elle, auraient probablement été différentes si le salarié n'avait pas occupé des fonctions de direction.
Une altercation entre le conjoint d'une salariée et son supérieur hiérarchique sur le parking de la société peut-elle justifier le licenciement de la salariée ?
Dans cette affaire, une salariée se rend à son travail et est déposée sur son lieu de travail par son conjoint, lui-même ancien salarié de l'entreprise. La salariée discute avec son supérieur hiérarchie à propos de congés supplémentaires. S'ensuit une altercation entre le supérieur et le conjoint de la salariée. Celle-ci est par la suite licenciée pour faute grave pour avoir occasionné cette altercation.
Elle conteste son licenciement invoquant le fait que cette altercation n'avait pas eu lieu pendant son temps de travail.
Cette interprétation est confirmée par la Cour de cassation qui juge que l'employeur ne pouvait licencier la salariée pour faute grave dans la mesure où l'altercation avait eu lieu hors du temps et du lieu de travail et que son implication n'était pas démontrée. Sa présence sur le parking n'était pas suffisante.
En conséquence, le licenciement est sans cause réelle et sérieuse (Cass. soc. 11 septembre 2024, n° 23-15.406).
Des échanges privés à caractère raciste entre plusieurs salariés d'une caisse primaire d'assurance maladie peuvent-ils justifier la rupture du contrat de celui qui a tenu ces propos ?
Au sein d'une caisse primaire d'assurance maladie, plusieurs salariés échangent des courriels depuis la messagerie professionnelle. Les propos tenus par un des salariés dans cette « boucle » de courriels ont un contenu raciste, alors même que ces salariés assurent une mission de service public.
Par erreur, un salarié se trompe et met en copie d'un courriel un supérieur hiérarchique qui fait remonter les échanges à la direction qui décide a priori légitimement de licencier pour faute grave la salariée qui a tenu des propos racistes.
La salariée conteste son licenciement. La cour d'appel donne raison à la salariée considérant que le salarié a droit, même au temps et au lieu de travail au respect du secret de ses correspondances.
En l'occurrence les juges ont considéré que les propos tenus, même s'ils étaient répréhensibles, avaient été tenus dans un cadre privé même s'ils étaient échangés sur la boîte mail professionnelle de l'intéressée.
En conséquence, un licenciement pour faute grave ne pouvait être justifié. Cette décision a été confirmée par la Cour de cassation dans la droite ligne de la décision d'assemblée plénière qui avait été rendue en fin d'année 2023 (Cass. Ass. Plén. 22 décembre 2023, n° 21-11.330).
Le caractère professionnel de la messagerie ne confère pas automatiquement un caractère professionnel aux échanges y figurant. L'employeur doit donc être prudent et vigilant avant d'utiliser des courriels échangés entre des salariés pour engager une procédure de licenciement, la Cour de cassation faisant primer le secret des correspondances et la liberté d'expression sur le respect des obligations de mesure et de neutralité.
Un salarié, dont le permis de conduire est suspendu ou annulé, peut-il être licencié pour cette raison ?
Question récurrente s'il en est, la détention du permis de conduire est primordiale pour de nombreux salariés. Pour autant comment traiter le cas du salarié qui commet une infraction en dehors de son temps de travail qui aboutit au retrait ou la suspension de son permis de conduire ?
Depuis 2011, la Cour de cassation juge que : « le fait pour un salarié qui utilise un véhicule dans l'exercice de ses fonctions, de commettre, dans le cadre de sa vie personnelle, une infraction entraînant la suspension ou le retrait de son permis de conduire, ne saurait être regardé comme une méconnaissance par l'intéressé de ses obligations découlant de son contrat de travail » (Cass. Soc. 3 mai 2011, n° 09-67.464).
Ainsi, le licenciement disciplinaire doit être écarté.
Toutefois, l'employeur n'est pas complètement impuissant puisqu'il peut décider de rompre le contrat s'il démontre que la perte du permis désorganise l'entreprise et que la conduite d'un véhicule et donc la détention du permis de conduire sont essentielles aux fonctions occupées par le salarié (Cass. soc. 4 mai 2011, n° 09-43.192).
À défaut de rapporter cette double preuve, le licenciement pourra être jugé abusif. Ainsi, un salarié dont le permis est suspendu ou retiré pour une infraction commise en dehors de son temps de travail peut être licencié mais pas pour motif disciplinaire.
Cet exemple illustre une nouvelle fois la prudence avec laquelle doivent agir les employeurs pour éviter de pendre un sens interdit...