Collectivités territoriales : le difficile dialogue social autour de la rémunération
Institué par le décret du 20 mai 2014, le nouveau régime indemnitaire tenant compte des fonctions, des sujétions et de l'expertise (Rifseep) a remplacé la dizaine d'indemnités et primes existantes auparavant dans la fonction publique territoriale pour établir un régime indemnitaire unique visant à rationaliser celui-ci.
Longue à mettre en œuvre, cette réforme a exigé une certaine inventivité des collectivités et est source d'un abondant contentieux. Dimension stratégique portée par un projet de loi du ministère de la Fonction publique sur « l'attractivité de la fonction publique française dans les territoires » lancé en 2023, la définition d'une politique de rémunération novatrice présente un enjeu majeur pour l'avenir de la fonction publique territoriale.
Rappel du contexte
Aux termes de l'article 20 de la loi n° 83- 634 du 13 juillet 1983, la rémunération des fonctionnaires territoriaux est très encadrée. Elle est notamment découpée en deux parts. Une part déterminée par la situation statutaire de l'agent, sans marge de manœuvre de la collectivité : le traitement de l'agent est calculé selon son grade et son échelon, auquel s'ajoute le supplément familial de traitement, la nouvelle bonification indiciaire, l'indemnité de résidence, et les primes collectives éventuelles applicables dans la collectivité. La seconde part, non obligatoire, est composée du régime indemnitaire, constitué des primes et des indemnités qui donnent toute latitude à la collectivité pour l'attribuer.
Le gouvernement a entendu moderniser et harmoniser le système de rémunération dans sa facette régime indemnitaire pour l'utiliser comme un levier de gestion et de développement des ressources humaines dans les collectivités. Cet objectif a-t-il tenu ses promesses ?
Le régime indemnitaire : complément de rémunération
Dans la fonction publique, le régime indemnitaire est un avantage de rémunération facultatif qui découle de l'article 88 de la loi du 26 janvier 1984 et du décret du 6 septembre 1991 qui permettent à une collectivité d'instituer ce complément de rémunération par délibération, après consultation du comité technique et dans la limite des plafonds applicables à chacune des deux parts, fixés dans chaque corps d'État de référence. La modernité du régime indemnitaire tenant compte des fonctions, des sujétions et de l'expertise (Rifseep) tient au changement de paradigme qu'il impulse en passant d'une logique de grade à une logique de fonction. Le principe de libre administration des collectivités permet à chacune d'elles de décider de la mise en place de ce régime indemnitaire non obligatoire, en respectant le principe de parité (article L 714- 5 du Code général de la fonction publique).
Il est composé de deux parties :
- L'indemnité de fonctions, de sujétions et d'expertise (Ifse) vise à reconnaître les responsabilités, les contraintes et les compétences requises pour chaque poste. Elle permet de valoriser les fonctions d'encadrement, de coordination, la technicité ou la qualification nécessaire ou un niveau d'expertise lié à un poste,
- Le complément indemnitaire annuel (CIA) vise à récompenser l'investissement personnel et la manière de servir, ainsi que les résultats obtenus par chaque agent. Il est obligatoire et peut être lié au comportement de l'agent, sa manière de servir, les objectifs atteints. L'attribution du CIA permet à la collectivité de manifester sa reconnaissance à l'égard de l'agent, et d'augmenter sa rémunération, à l'instar d'une prime sur objectifs ou d'intéressement dans le secteur privé. L'enjeu pour la collectivité sera de fixer des critères d'attribution objectivables et quantifiables pour les agents afin d'éviter les recours.
Une réforme pour simplifier et moderniser les RH
Inspiré par les méthodes appliquées dans le secteur privé, l'État s'est donné pour objectifs de rendre plus transparent et d'objectiver le régime indemnitaire, d'harmoniser le pouvoir d'achat entre les filières professionnelles face au constat antérieur d'une multiplication des primes selon les grades, source d'opacité et d'injustice. En créant un régime unique adapté en fonction du cadre d'emploi, la volonté est de rompre avec la logique statutaire de grade pour une logique de poste occupé, qui constitue le cadre principal du régime (Ifse) et la manière de servir (CIA).
Pour refondre le régime Ifse, la collectivité doit engager un lourd travail de classification des postes en groupes hiérarchisés par cadre d'emploi, les coter selon les critères d'encadrement, d'expertise et de contraintes. Ainsi, chaque poste a des missions classées dans le groupe correspondant à son cadre. S'agissant de la composante du régime indemnitaire liée à la personne (CIA), c'est le travail effectif réalisé par l'agent sur le poste ou son potentiel qui est évalué et qui détermine l'attribution annuelle de ce complément indemnitaire. Il est un élément de rémunération variable et personnel, modulé en fonction de la manière de servir de l'agent, dont le montant est fixé chaque année sur la base de son évaluation professionnelle réalisée dans le cadre de l'entretien annuel et donne l'opportunité à la collectivité de se saisir d'une méthode de management individuel objectivé.
Les comités techniques (instance consultative paritaire) sont associés à l'instauration du régime, ce qui oblige la collectivité à la construction d'un dialogue social renouvelé et, in fine, à tenter de réconcilier l'agent avec son employeur.
L'objectif second est de donner la liberté à chaque employeur de décider de la rémunération que la collectivité aura déterminé en assemblée délibérante et qui sera la traduction de ses orientations en matière de politique et de gestion RH. Généralement, elle cherchera à favoriser la motivation par une politique de rémunération attractive, dynamisant le recrutement, diminuant l'absentéisme, revalorisant les bas salaires, individualisant la rémunération pour favoriser l'évolution des modes de management et ainsi se distinguer d'autres collectivités.
Une réforme semée d'embûches
Parce que la parution des décrets d'application dans les corps de l'État s'est échelonnée sur huit ans et plus, la phase de transition a parfois donné lieu à des choix hasardeux pour les collectivités qui ont voulu entamer une réflexion globale sans attendre. Elles ont ainsi pallié l'absence de décret publié pour les corps d'État, en anticipant le futur régime qui ressemble trait pour trait au Rifseep, tout en se défendant d'en être.
Saisis par des agents, des tribunaux ont annulé des délibérations et arrêtés instaurant un nouveau régime concernant le cadre d'emploi des ingénieurs territoriaux, considérant que le Rifseep n'avait pas été rendu applicable aux corps des ingénieurs de l'État ; la délibération fondait l'adoption d'un arrêté individuel servant le régime indemnitaire sans qu'aucune disposition de la délibération ne définisse les modalités spécifiques du régime adopté pour le cadre d'emplois non éligible au Rifseep ; le juge a alors considéré que la collectivité avait commis une illégalité en autorisant l'application immédiate du Rifseep pour un cadre d'emploi qui n'était pas encore éligible au régime (TA de Grenoble, 26 octobre 2021 ; CAA de Lyon, 28 février 2024, n° 22LY00019, 22LY00020). De même, le refus ou la diminution d'attribution du CIA donne lieu à un abondant contentieux qui détermine progressivement l'appréciation des critères d'attribution. La collectivité veillera à s'appuyer sur l'appréciation qualitative de l'engagement et de la manière de servir de l'agent, aidée par les objectifs individuels définis lors de l'entretien annuel, pour éviter la connotation subjective et parfois discriminante de la prime.
Pilier de l'animation du dialogue social, la rémunération s'avère inévitablement source de contentieux et de tensions sociales que l'employeur public doit réguler, notamment en cas de fusion de collectivités.
Souffrant d'un manque d'attractivité en raison de la rigidité du statut et d'une rémunération plus faible que dans le privé, le Rifseep est l'opportunité pour les collectivités aux effectifs conséquents de valoriser le sens du service public, de soigner leur « marque employeur » pour attirer les talents, nonobstant un contexte de contraintes budgétaires qui limite les arbitrages en faveur des agents.