Vie et handicap : quelles évolutions depuis vingt ans ?
Vingt ans après la loi du 11 février 2005 « pour l'égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées », la France peut se féliciter d'un cadre juridique complet. Pourtant, la promesse d'une société réellement inclusive demeure inachevée. Entre avancées notables et angles morts persistants, le handicap reste un révélateur des contradictions de notre modèle social.
Un changement de regard sur la notion de handicap
Longtemps perçu comme une déficience ou une incapacité individuelle, le handicap a été redéfini par la Classification internationale du handicap (CIH) de l'Organisation mondiale de la santé (OMS), en 1980.
Ainsi, l'on distingue le handicap moteur (limitation totale ou partielle de la capacité de déplacement et de la gestuelle), sensoriel (limitation totale ou partielle des sens, tels que l'audition ou la vision), cognitif (limitation des fonctions cognitives et cérébrales), mental (déficience des capacités mentales et intellectuelles) et psychique (pas de limitation de la capacité intellectuelle, mais existence de troubles mentaux affectifs et émotionnels, ou encore d'une perturbation dans la personnalité).
Le handicap ne résulte pas seulement d'une atteinte physique ou mentale, mais de l'interaction entre une personne et un environnement qui ne s'adapte pas à ses besoins. Autrement dit, c'est la société qui fabrique le handicap, en érigeant des barrières architecturales, sociales ou culturelles. Cette conception, reprise par la Convention des Nations unies du 13 décembre 2006, a marqué un tournant : l'objectif n'est plus de » réparer » une personne, mais d'aménager la société pour qu'elle soit accessible à tous.
Ce glissement du médical vers le social a profondément influencé le droit, les politiques publiques et la manière d'envisager la citoyenneté des personnes handicapées.
La loi de 2005 : une avancée majeure mais inachevée
La loi pour l'égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées du 11 février 2005, connue également sous le nom de » loi handicap » a posé les fondations d'une reconnaissance globale : droit à compensation du handicap, accessibilité généralisée, scolarisation en milieu ordinaire, emploi, participation citoyenne... Elle a surtout consacré le principe d'égalité des chances et l'obligation pour la société de garantir à chacun une vie autonome.
Mais vingt ans plus tard, le Défenseur des droits dresse un constat nuancé : l'effectivité de ces droits reste inégale. Les transports, les écoles, les bâtiments publics ou les logements ne répondent pas toujours aux normes. L'emploi demeure un point faible, et la vie sociale reste souvent réduite. La société française a évolué dans les textes, mais pas encore dans les faits.
Des progrès visibles, mais encore marqués par des incohérences
Dans le domaine de l'urbanisme, des progrès sont notables. Des promoteurs et architectes conçoivent désormais des logements et équipements adaptés aux personnes à mobilité réduite. Cependant, certaines réalisations demeurent paradoxales.
Par exemple, dans un lotissement destiné à accueillir majoritairement des résidents handicapés, seules deux places sur vingt-cinq sont aux normes PMR. Cela reste supérieur au minimum légal autorisé à savoir 2% du nombre total de place de stationnement. Pourtant, beaucoup s'y limitent.
Une approche véritablement inclusive consisterait à rendre toutes les places accessibles (donc 100% PMR), sans distinction, pour éviter toute hiérarchie implicite entre valides et non valides et éventuellement agrémenter le tout d'un système de privatisation du parking au résidents du lotissement.
Emploi, autonomie, vie privée et réparation du préjudice
L'accès à l'emploi reste le principal levier d'inclusion. Or, trop de personnes en situation de handicap se heurtent encore à des obstacles matériels ou culturels : postes non adaptés, mobilité réduite, préjugés persistants. L'absence d'activité professionnelle fragilise l'autonomie financière, mais aussi l'équilibre personnel et social.
Le droit du dommage corporel peut ici apporter une réponse juridique et humaine. Lorsqu'un handicap résulte d'un accident, la réparation de l'incidence professionnelle permet d'indemniser non seulement la perte de revenus, mais aussi la perte d'épanouissement social : moins de collègues, moins d'échanges, moins d'occasions de se réaliser dans un collectif. Cette indemnisation reconnaît que le travail n'est pas qu'un gagne-pain, mais un espace d'identité et de lien. Elle redonne, à travers la justice, une part du sens perdu. Il en est de même s'agissant du droit à la vie privée : il est possible d'obtenir la construction d'un ascenseur au sein même de son domicile afin de rendre accessible l'ensemble des niveaux de sa résidence principale.
Vie affective et sexuelle : un droit encore fragile
Le handicap touche aussi des sphères intimes dont on parle peu : la vie affective et sexuelle. L'OMS et la Convention de l'ONU rappellent que le droit à la sexualité découle de plusieurs libertés fondamentales : dignité, santé, intégrité physique, vie privée et familiale. Ignorer cette dimension revient à nier une part essentielle de la personne.
En institution, les restrictions ou les interdictions demeurent fréquentes, alors même que la jurisprudence l'a proscrit : la cour administrative d'appel de Bordeaux, en 2012, a annulé le règlement d'un hôpital psychiatrique interdisant toute sexualité, au nom du respect de la vie privée. La circulaire du 5 juillet 2021 rappelle d'ailleurs les obligations des établissements sociaux et médico-sociaux : inscrire ce droit dans les projets d'établissement, garantir des espaces d'intimité, informer sur la contraception et les infections sexuellement transmissibles, et accompagner les personnes dans leurs relations affectives.
Priver une personne handicapée de ce droit, c'est produire une forme de violence invisible, génératrice de souffrance, de peur et parfois de comportements à risque. Le respect de l'intimité n'est pas un supplément d'âme, mais une condition de la dignité.
L'assistance sexuelle : un débat révélateur
Sur ce terrain sensible, la France reste prudente, voire frileuse, contrairement à plusieurs pays. Aux Pays-Bas, l'assistance sexuelle est reconnue comme un soin, encadré et formé. Au Danemark, où la prostitution est dépénalisée, une indemnité de handicap peut financer l'intervention d'une assistante sexuelle ou d'une travailleuse du sexe. En Californie, des accompagnants sexuels peuvent être proposés sur prescription médicale ou thérapeutique.
En France, le sujet reste controversé. De nombreuses personnes en situation de handicap demandent la reconnaissance d'un accompagnement sexuel fondé sur le respect, la formation et la bienveillance. Mais la frontière avec le proxénétisme rend toute évolution juridique complexe. La question interroge la société sur sa capacité à concilier dignité, protection et autonomie. Faut-il laisser le vide juridique entretenir la clandestinité, ou encadrer clairement un droit à l'accompagnement sexuel pour éviter les dérives ?
Une société inclusive : promesse ou horizon ?
Le handicap n'est pas une question marginale : il touche à l'organisation même du vivre-ensemble. L'inclusion ne se décrète pas, elle se construit. Elle exige un changement de regard, une adaptation des structures, mais aussi une acceptation culturelle de la diversité.
Vingt ans après la loi de 2005, le cadre juridique est posé, mais la transformation sociale reste inachevée. La réparation du dommage corporel, les politiques publiques d'emploi, la reconnaissance du droit à l'intimité et la réflexion sur l'assistance sexuelle participent d'un même mouvement : replacer la personne handicapée au cœur du commun.
La société inclusive n'est pas une utopie : c'est une exigence démocratique. Elle se mesure à sa capacité à permettre à chacun, quelle que soit sa différence, de travailler, d'aimer, de désirer, de participer et de vivre dignement.