Merle frondeur

C’est sur une place familiale et tranquille de Lyon que nous rencontrons Loïc Merle en plein été indien, dans un contexte bien plus calme que celui qu’il décrit dans son premier roman L’Esprit de l’ivresse. Inspiré par les émeutes de 2005 à Clichy-sous-Bois, il a écrit une fiction où la mort – accidentelle ou non – d’un vieil homme fait s’enflammer la cité des Iris et mène à la révolution. Interview. Propos recueillis par Nadja Pobel

L'Esprit de l'ivresse a été ouvertement inspiré par les émeutes en banlieue de 2005. Est-ce cet événement qui vous a donné l'envie d'écrire ou est-ce antérieur ?
Loïc Merle : C’est toujours un sujet qui amène à écrire. Cet événement a été le déclencheur de quelque chose de construit, qui dépasse une page. Avant j’écrivais plutôt de la poésie...

Votre livre a une forme romanesque au sens classique du terme, avec des phrases amples, longues, peu de chapitres ou paragraphes, des enjambements… On a vite le sentiment d’être sous le gaz lacrymogène. Vous souhaitiez  donner une belle langue à des faits très abrupts ?
On écrit comme on écrit. Il ne faudrait pas que les lecteurs s’imaginent qu’on fait vraiment exprès d’avoir telle ou telle langue. Bien sûr, on peut se dire qu’on va édulcorer son écriture pour être plus accessible mais la plupart des personnages dont je parle n’ont pas beaucoup de pouvoir, ils ne sont pas connus, ils sont un peu ballotés par les événements. J’aime bien donner tout ce que je peux aux personnages. Je ne vois pas pourquoi on parlerait des gens pauvres avec une langue pauvre. Dans le champ de la littérature française, peu de romans parlent d’émeutes. La littérature du XIXe pouvait être très émeutière ou révolutionnaire avec Victor Hugo, Flaubert, mais aujourd’hui ça n’intéresse plus personne. Il faut bien que quelqu’un prenne ça en charge. C’est le même raisonnement  que  j’ai tenu pour la figure du président. Cette figure est très peu présente dans la littérature française car il y a cet axiome qui dit que la politique est sale et qu’elle n’a rien à faire dans un roman.

On pense au film L’Exercice de l’État en vous lisant. On voit comment la vie intime de l’homme de pouvoir interfère avec ses fonctions...
On m’a dit parfois que j’avais fait un roman sur la violence mais c’est faux. C’est un roman sur le pouvoir, sur les pouvoirs qu’on peut avoir ou non. Comment peut-on penser que ce n’est pas inhumain de remettre autant de pouvoir dans les mains d’un seul homme ? La violence découle du pouvoir qu’on a ou pas.

Dans votre roman, contrairement à ce qui s’est passé en 2005, le mouvement révolutionnaire se met en marche. C’est votre manière de combler le silence qui s’est imposé dans la réalité ?
Ces émeutes sont passées comme un rêve. On en parle encore parfois avec des comptes-rendus de justice. Mais un silence s’est installé. Personne ne les a assumées. Or on ne peut pas mettre cette réalité sous le tapis. Qu’on y ait participé ou non, qu’on se soit fait pincé ou pas, quelque chose dans votre vie a changé. On en parle comme on veut, on a l’avis qu’on veut dessus, mais on ne peut pas faire comme si c’était normal.

Vous montrez aussi que la révolution, qu’on théorise beaucoup, notamment lors des dernières élections présidentielles, est avant tout de l’«anxiété nouvelle». On ne voit le basculement que rétrospectivement.
Oui, c’est un des moteurs romanesques. On attend le changement et en même temps, on ne peut pas le précipiter. Je parle du vrai changement, pas de celui qu’on nous vend de manière publicitaire ou politique, quand on bascule d’une société à l’autre, que ce n’est pas prévisible. Après on constate, on réfléchit dessus, on le nie ou pas. Tout le monde s’accorde pour dire qu’on a basculé dans autre chose après le 11 septembre. Je ne crois pas que c’était prévisible. Tout comme ces trois semaines qui ont enflammé la France entière en 2005. On en appelle au changement mais on ne peut pas le prévoir. Pareil pour la révolution. Et c’est mieux si on ne joue pas à l’avant-garde du prolétariat en disant «nous on va vous expliquer comment ça va se passer». C’est aux gens de se prendre en main ou pas. Dans le livre, je voulais montrer que n’importe qui peut être pousser au pillage dès lors qu’il ressent un manque, même si ce manque est le plus ridicule du monde, en l’occurrence de vêtements, et que le contre-révolutionnaire d’aujourd’hui peut devenir le révolutionnaire de demain. Ou l’inverse. Le changement c’est ça : ça brasse les positions, les situations. La révolution est un mélange des choses. Est-ce qu’on a besoin de ça ? Est-ce que ça va finir mal ? Oui sûrement. Est-ce que c’est un mal nécessaire ? Oui.

Vous le craignez ?
Je n’ai rien à craindre spécialement.

Une situation qui s’enflamme fait des dégâts collatéraux...
Oui mais tout a un prix. Acheter quelque chose a un prix. Est-ce que ça vaut le coup ? Je ne vais pas décider de ce qui vaut le coup ou pas. Ce n’est pas à vous ni à moi ni à personne de décider individuellement de ça. Mais c’est très important de restituer une dimension collective aux choses.

C’est votre premier roman, mais surtout un roman que vous avez voulu comme le plus beau du monde avez-vous dit, en y mettant tout ce que vous pouviez...
Oui, mais je ne comprends pas que ce ne soit pas la norme. Je ne comprends pas qu’on puisse faire un premier roman simplement pour faire le deuxième, le troisième et en se disant qu’on va faire carrière. Je ne sais pas si je voulais faire un roman ambitieux mais je voulais faire un roman honnête et l’honnêteté implique de ne pas garder de la réserve quitte à aller à rebours de la tendance contemporaine qui est de faire des livres de 150 pages écrit très gros. Ce n’est pas mon premier roman, c’est mon roman. Écrire me prend du temps, de l’énergie, de la disponibilité d’esprit. Ça me prend tout ce que j’ai mais je m’y prends mal sûrement (rires) !

L'Esprit de l'Ivresse de Loïc Merle, Actes Sud, 287 p.

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