Oppenheimer, le nouveau film de Christopher Nolan : en attendant la bombe

L’ascension et la disgrâce du maître d’œuvre de la bombe atomique comme vues de l’intérieur, structurellement atomisées dans l’espace et le temps. Film de guerre, d’aventure scientifique, de procès dur/procédure, cette lecture de la vie d’Oppenheimer prouve qu’aux États-Unis aussi, il n’y a pas loin du Capitole à la roche Tarpéienne.

Années 1920. Physicien prodige, l’Américain Robert Oppenheimer s’ennuie dans ses études à Cambridge. Après un passage en Allemagne sur les conseils de Niels Bohr, il devient enseignant-chercheur à Berkeley. Sa sensibilité aux mouvements progressistes et aux syndicats le rend suspect de sympathie communiste, ce qui le met à l’écart de recherches menées avec l’appui du gouvernement. Mais lorsque la Seconde guerre mondiale éclate et que les scientifiques allemands révèlent leur avance dans leurs travaux sur l’atome, Oppenheimer est recruté par le général Groves, chargé de monter le futur Projet Manhattan. Se transformant en meneur d’hommes, le physicien conduit ses troupes à la réalisation d’un objet ouvrant la voie à la destruction de l’humanité. Cherchant à prévenir l’escalade de la terreur atomique, il devient un obstacle pour certains politiques ambitieux. Dont Lewis Strauss…

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Voilà pour Oppenheimer dans l’Histoire "avec une grande hache", pour reprendre Perec. Piochant dans des morceaux choisis de l’existence du scientifique, celle du film de Nolan bouscule la chronologie et se focalise sur deux chapitres bien distincts sur le plan dramatique et esthétique, qu’il entremêle continûment. L’un, en couleur, retrace les années de formation, le Projet Manhattan, la persécution après-guerre racontés du point de vue d’Oppenheimer (Nolan a d’ailleurs écrit cette partie du scénario à la première personne) ; l’autre, en noir et blanc, narre pour l’essentiel le suivi de l’audition de Lewis Strauss, responsable de la disgrâce d’Oppenheimer, au moment où Strauss espère accéder au gouvernement.

Entouré de Prix Nobel (parmi ses maîtres, ses élèves, ses collaborateurs) mais "épargné" par cet honneur, malgré ses contributions essentielles, Oppenheimer aura subi en guise de remerciements une chasse rappelant celle vécue – pour d’autres raisons – par Alan Turing en Grande-Bretagne à la même époque. Son crime était d’avoir eu des velléités de gauche et préconisé, après avoir constaté les ravages de la bombe, un partage international de la connaissance scientifique pour éviter une escalade mortifère via la course à l’armement – mauvaise pioche en période de maccarthysme.

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Le baiser de Judas, façon poignée de mains

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Pari audacieux que de tenter de rendre accessibles par l’image des concepts de physique quantique et surtout la manière dont un scientifique peut les "percevoir" : l’idée étant non de les expliquer, mais de faire comprendre le surgissement de l’intuition, la transcendance et l’immersion dans l’abstraction. Ron Howard s’était un peu essayé à l'exercice dans A Beautiful Mind (2001) consacré au mathématicien John Nash, Jodie Foster également dans Le Petit Homme (1991) en superposant les chiffres que son héros, un enfant précoce, visualisait spontanément. Pour Oppenheimer, Nolan scande son film de brèves séquences évoquant des projections de particules vibrionnantes et scintillantes dans l’infiniment petit ou l’infiniment grand, qui semblent assaillir davantage que l’esprit de son protagoniste. Cette approche quasi sensorielle remplace avantageusement des tunnels d’explications filandreuses visant à vulgariser des concepts physiques, chimiques et mathématiques abscons pour le commun des mortels. L’effet se trouve amplifié dans l’ultime partie du film avec la musique aux basses sourdes et omniprésente, accentuant l’oppression physique tant que psychologique ressentie par le physicien.

Ce qu’Oppenheimer imagine se superpose ainsi à toutes les images d’archives que l’on connaît, et suffit amplement à évoquer l’abomination. L’effroi glacé exprimé par Cillian Murphy dit le reste. Less is more.

Sans renier son style volontiers expérimental, Nolan paraît avoir tiré des leçons de Dunkerque (2017) et ses difficultés de lisibilité ; il a par ailleurs intégré qu’un film mérite d’être apprécié dès la première vision pour qu’on envisage ou consente à en saisir les subtilités formelles à la seconde (le problème plombant Tenet). Modeler la chronologie ne signifie pas écorner les faits : Oppenheimer respecte autant l’Histoire et ceux qui l’habitent que l’éthique. Le parti-pris de la subjectivité permet d’ailleurs d’éviter une représentation gratuitement spectaculaire des explosions sur Hiroshima et Nagasaki qui eût été obscène. Ce qu’Oppenheimer imagine se superpose ainsi à toutes les images d’archives que l’on connaît, et suffit amplement à évoquer l’abomination. L’effroi glacé exprimé par Cillian Murphy dit le reste. Less is more.

On entend souvent des reproches adressés au cinéma de Nolan voire à sa personne : grandiloquence, présomption, arrogance, entre autres compliments. Personne ne peut en revanche douter de l’intégrité artistique de ce fervent soutien du tournage en pellicule. Ni de la sincérité de ses convictions, ni de celle de ses équipes. Preuve en est sa promotion partiellement avortée – lors de la première londonienne, une partie de la distribution a quitté le tapis rouge pour rejoindre le mouvement de grève des comédiens – faisant concrètement écho à son contenu politique en faveur de l’importance des syndicats. Ne nous y trompons pas : qu’il parle de demain ou d’hier, de rêve ou d’insomnie, de temps à rebours ou en morceaux, Nolan ne fait que nous alerter sur l’importance du moment présent.

★★★ Oppenheimer de Christopher Nolan (É.-U., 3h01) avec Cillian Murphy, Robert Downey Jr., Matt Damon, Emily Blunt…

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