Acide / Après "La Nuée", Just Philippot confirme sa maîtrise dans la redéfinition d'un cinéma de genre aussi efficace qu'ambitieux. Récit d'un exode climatique autant que d'une cicatrisation familiale, Acide esquisse un monde de demain dont notre aujourd'hui n'est – hélas – pas si éloigné. Rencontre avec un cinéaste qui compte de plus en plus.
Acide montre l'image inattendue d'une migration climatique des pays du Nord...
Je me suis inspiré des grandes catastrophes qu'on a vécues pendant trois ans dont, effectivement, les crises migratoires – ces images qu'on voit tous les jours et notre incapacité à répondre à ces tragédies. J'ai voulu les traiter de façon symbolique. C'est une migration du nord vers le nord, des images qu'on a vues, comme la guerre en Ukraine et qui finalement nous touchent de plus en plus. L'idée, c'était de présenter une menace, au-dessus de la famille et petit à petit de la voir se diluer dans une nouvelle menace : finalement, le danger n'est pas extérieur : il est malheureusement à l'intérieur de la famille, avec ce père incapable de protéger son enfant.
En écho à ces éléments ayant pu constituer des sources d'inspiration directes, le bulletin météo que l'on entend au début du film donne quasiment au degré près les températures que l'on a connues ce mois d'août. Or, le film ne se déroule pas en août...
Non, c'est au mois de mars.
...Mais il y a un effet de réel encore plus angoissant...
Disons que je tire des enseignements de ce que j'ai pu voir et lire, Et je me rappelle que sur le court métrage [Acide, 2018, NDR], j'avais un petit papier dans Le Monde où la journaliste disait « c'est un film de climat et le plus important dans un “film de genre“, c'est de tenir le climat. » Ça m'a marqué parce que j'avais peut-être réussi quelque chose que j'avais pas conscientisé. Je me suis dit : « OK, n'oublions pas cette idée de climat ».
Acide devait commencer sur plusieurs climats : déjà, un climat social extrêmement abrasif, des futures bombes à retardement. Et en même temps, un climat environnemental très complexe, notamment lié à la chaleur : où la chaleur du mois de mars est anormale. Ça ramenait à notre rapport à la météo où l'on dit très souvent que les températures ne correspondent pas aux "normales saisonnières". C'était assez symbolique de voir des arbres pas encore totalement sortis de l'hiver, mais avec une chaleur d'été, avec une transpiration. Malgré ces oppositions, on avait des personnages qui continuaient d'évoluer l'air de rien. Le père décide de nier totalement cette crise : il ne l'a pas anticipée et il ne veut pas la vivre, car il a une autre histoire d'amour à construire ; la mère célibataire a besoin de renouer un contact perdu avec sa fille et lui propose d'aller se baigner... C'était intéressant de voir à quel point on arrivait à s'accommoder d'un climat annonciateur de choses plus difficiles.
La catastrophe intervient ici rapidement...
Au début, on a cherché à expliquer avec mon coscénariste Yassine le pourquoi du comment. Et puis le Covid est arrivé et là, on s'est aperçu que même un scénariste brillant n'aurait jamais osé inventer un truc pareil. Je me rappelle, j'étais chez mes parents, on voyait les images de Chine. Le lendemain, c'était la ville de Bergame en Italie qui était fermée sur elle-même avec des gendarmes – j'avais l'impression de voir ça dans un film américain – et puis une semaine tout tard, c'était chez nous.
Je pouvais donc épargner au spectateur une logique de temporalité, parce qu'on en a traversé une pour de vrai et qu'on s'est aperçu que le drame était déjà là et qu'on était en retard. Exit une règle scénaristique qui présente les choses de façon cohérente ! Donc une fois qu'on avait posé "les règles", c'était plié d'avance. Je ne voulais pas prendre le spectateur pour un débile ni le prendre par la main. Ni le rassurer avec un discours rationnel. Le Covid était irrationnel et pourtant, on l'a vécu pour de vrai. Avec des millions de morts.
D'où vient la violence sociale qui traverse le film ?
À mon avis, de plein d'endroits, il n'y a pas réellement de cohérence. Quand on parle de violence sociale, David Dufresne et Un pays qui se tient sage, normalement ça devrait être une dystopie, un film de genre, Mais ça ne l'est pas. La violence qui a émaillé le mouvement des Gilets jaunes, la colère qu'on voit aujourd'hui, ou il n'y a pas très longtemps à la mort de Maël... Jamais on n'aurait vu ces images il y a 10 ou 15 ans – et je sais pas ce qui va advenir de demain. En tout cas, je ne pouvais pas traiter Acide, sans traiter du malaise d'une société qui ne va pas bien. Et surtout, d'une société qui va peut-être imploser, exploser...
J'avais besoin de traiter Selma, mon personnage principal qui a 15 ans, victime à la fois d'un climat qui est en train de perdre le contrôle et surtout de parents qui ont perdu le contrôle ou qui vont le perdre. Les dangers sont multiples. On a une catastrophe au-dessus de la tête. Mais à l'intérieur de la famille, la catastrophe, elle a déjà eu lieu et est liée à une fragilité et une impuissance des parents à trouver les bonnes solutions, à la fin du monde comme la fin du mois. Mais je ne voudrais pas faire un amalgame en disant qu'il faut traiter les problèmes sociaux avec les problèmes environnementaux. Il est toutefois difficile de réparer une société malade sans régler des problèmes environnementaux qui nous touchent tous.
La dimension du Châtiment est ici très présente. Outre les pluies évoquant le Déluge, il est frappant de noter que les personnes ne venant pas en aide à Michal et Selma, ou que celles faisant défection, sont aussitôt châtiées...
Je n'avais pas envie de culpabiliser quoi que ce soit ni de punir qui que ce soit : j'ai tenté de développer la logique des menaces de façon égoïste. Au-delà du châtiment, ce que j'ai voulu défendre, c'est que chaque choix qui n'est pas fait vers l'autre et pour l'autre est un mauvais choix. Quand j'ai vu les images du Covid, les gens dévalisant les supermarchés pour du papier-toilette ou de la farine ; quand moi-même j'ai eu des réflexes que je n'ai pas trouvé glorieux, j'ai eu besoin de parler de ça parce qu'on a raté le coche à ce endroit-là : celui de réfléchir et d'agir ensemble. Cette enfant, ce qu'elle réclame, c'est un message d'amour. Alors il y a quelque chose d'assez chrétien, finalement dans cette fabrication : croire en l'autre et l'amour de l'autre. Le documentaire que j'ai fait sur mon frère [Gildas a quelle chose à nous dire, 2016, NDR], c'était aussi expliquer qu'il a eu envie de vivre parce qu'on l'a aimé en retour. On a tenté d'expliquer le handicap à celui qui ne le comprenait pas : mon frère avait une vie comme les autres. Il n'avait pas un droit de vie en moins, au contraire.
Pouvoir avoir pensé à Guillaume Canet ?
Cest comme si tout devait nous rapprocher. Quand je suis arrivé à Tours, le premier film que j'ai vu au Studio – formidable cinéma art et essai –, c'est Une vie meilleure, réalisé par Cédric Kahn avec Guillaume. J'ai décidé de changer de ville en allant voir ce film. D'ailleurs, le montage d'Acide s'est fait en parallèle de celui de Cédric, Le Procès Goldman, tout s'est recoupé. Au départ, je n'avais pas pensé Guillaume parce qu'il était réalisateur depuis des années. Son visage ne m'était pas directement affiché. Et puis je l'ai rencontré et j'ai kiffé. Guillaume, c'est La prochaine fois je viserai le cœur, c'est Rock'n'Roll... En fait, c'est un des seuls acteurs à avoir traité des personnages aussi durs tout en gardant une humanité, Au nom de la terre est un film extrêmement complexe et ce silence face à ce père, ces scènes avec une intimité hyper forte sans que rien ne soit dit, c'est exactement ce que je voulais.
Quant à la rencontre : une semaine après que je lui ai envoyé le scénario, il l'avait lu, il a demandé à me voir. Je lui ai présenté un projet un peu "atténué", je n'osais pas lui présenter un anti-héros, capable de mettre en danger sa fille et de lui crier dessus. Mais très vite il m'a dit que c'était timide qu'il fallait monter les curseurs.
Acide est un film de genre mais très éloigné de ceux que le cinéma hollywoodien produit...
Souvent, on me cite La Guerre des Mondes — qui est un super film qui m'as marqué. J'ai voulu faire un “anti-Guerre des Mondes“, qui est presque un film anti-hollywoodien. J'ai rien contre Hollywood : j'ai été biberonné par le cinéma américain, on a les mêmes références et on en a besoin. Mais je crois que Spielberg n'aurait pas osé faire à ses personnages ce que Acide fait aux siens. J'ai été marqué durablement par un cinéma russe qui allait au bout du bout avec ses personnages : Faute d'amour fait partie des références que je cite quand je parle d'Acide ; Requiem pour un massacre aussi — Apocalypse Now à côté passe pour un film sympa. Take Shelter également.
J'aimais cette logique de noirceur et le film devait perdre ses couleurs, comme s'il allait vers un film en noir et blanc : extrêmement ambitieux d'un point vue visuel, parfois même beau. Et en même temps, avec une noirceur sous-jacente qui fait que l'image est compliquée à digérer. Je voulais un film qui serait capable d'éprouver le spectateur sur un rythme qui n'est pas celui du cinéma hollywoodien. Il y a des moments de bravoure, mais que voulais diluer pour à la fois impacter les personnages et ne jamais laisser les spectateurs indemnes.
Ce qui tranche aussi, c'est d'assumer qu'un personnage principal n'est pas un super-héros omnipotent, avec parfois des comportements pas forcement glorieux...
Pendant le Covid, je me souviens avoir traversé la rue parce que je voyais des gens tousser ; les premières fois au supermarché, j'avais douze trucs sur le visage et je disais à peine bonjour... J'ai eu ces logiques aussi, j'ai vécu ça. Donc, quelque part, je ne pouvais pas racheter mes personnages et leur faire ouvrir la porte de leur voiture à un mec rongé par l'acide. Ils rejettent tout ce qui leur paraît dangereux.
L'idée du danger est aussi liée à la série : la série a prouvé que les personnages principaux n'étaient plus intouchables. Et notre statut d'Européens aujourd'hui ne nous rend plus intouchable vis-à-vis des catastrophes ; je devais lier les deux problématiques. Malgré leur statut de personnage principal, ils agissent comme des gens normaux.
Est-ce que c'est la fin du “héros de cinéma“ — on a bien vu la mort d'Iron Man, de James Bond...
Peut-être. Peut-être que Spielberg ferait un traitement de La Guerre des Mondes totalement différent aujourd'hui...