Une vie

Sophie Divry

Decitre Bellecour

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Avec "La Condition Pavillonnaire", récit de la vie de M.A., enfant des Trente Glorieuses rongée par l'insatisfaction, Sophie Divry actualise dans un roman dense et inventif la figure iconique d'Emma Bovary. Et dresse en filigrane le constat d'échec d'un idéal de société et de sa transformation en butte à l’inexorabilité de la condition humaine. Propos recueillis pas Stéphane Duchêne.

M.A., l'héroïne de La Condition Pavillonnaire est, jusque dans ses initiales, une Emma Bovary moderne. Peut-on dire, de la même manière que Flaubert disait «Emma Bovary c'est moi», que «M.A., c'est nous» ? Que l'on soit homme ou femme d'ailleurs...

Sophie Divry : Oui, puisque le livre travaille surtout la question de l'insatisfaction face à un mode de vie du confort et de l'aisance rêvé par tous : être protégé par la société, par un système de tuyauterie, etc. Du coup, même si la condition d'Emma Bovary et celle de M.A., soit la condition féminine et la condition pavillonnaire, sont reliées par une résonance féminine importante et volontaire de ma part, cela renvoie quand même à l'idée plus universelle de la recherche d'un dérivatif à une faille, un vide existentiel.

 

Face à son insatisfaction amoureuse, professionnelle, familiale, M.A. semble dans une quête permanente de reconnexion avec ses rêves de jeunesse. Ce qui passe notamment par une reconnexion avec son corps, ce corps empavillonné, qu'en quelque sorte la vie domestique lui a volé puisque d'une certaine manière elle ne s'appartient plus...

Je ne parlerais pas de se reconnecter avec son corps. Il y a là un côté psychologisant, façon yoga, et je me moque pas mal du yoga dans le livre (rires). Mais la jeunesse est une étape où l'on se fait un stock de désirs, d'envies, à un moment où l'on est relativement protégé, où tout est ouvert, facile. On accumule tout cela, parfois de façon un peu contradictoire, et ensuite, les choses se resserrent, il n'y a pas dix mille chemins possibles vers le bonheur. Ce bouquin, c'est aussi une critique gidienne du repli familial, au sens «famille, je vous hais» : volets clos, porte refermée, possession jalouse du bonheur. L'idée d'un bonheur familial, du couple comme idéal qui peut tout apporter, ça ne marche pas, en tout cas pas sur quarante ans. De là se crée une image alternative du bonheur : l'accumulation d'un stock de sensations pures dont on va se faire un capital pour être sûr de n'avoir rien raté. C'est ce que cherche M.A. via l'humanitaire, le yoga, la psychanalyse et, avant cela, bien sûr, l'adultère, qui est central dans le livre. Plutôt que de se dire «j'ai ce que j'ai, je suis là, je suis contente», M.A. cherche effectivement à se reconnecter à quelque chose, sauf qu'elle est vide à l'intérieur.

 

M.A. est aussi symptomatique de cette illusion qu'à un moment donné, la société des Trente Glorieuses, dont elle est une enfant, allait à ce point "changer la vie" par ses infrastructures, ses évolutions technologiques, que cela en modifierait notre rapport à l'existence. Et on se retrouve avec cette femme qui est des milliers, des millions de femmes et de gens tout court, et qui n'est pas différente d'Emma Bovary ou de la Jeanne d'Une vie de Maupassant...

C'est un problème philosophique éternel : comment faire pour réduire l'incertitude, la disharmonie ? On a cru que le pavillon était une sorte de rempart contre cela. Il y a dans le pavillon un côté «la vie et rien d'autre» qui moi me saute au visage. Mais l'insatisfaction n'a en fait pas de soubassement matériel, parce que les problèmes de bonheur et de liberté sont immuables. Quand M.A. s'investit brièvement dans l'humanitaire, c'est une manière, en tant qu'occidentale privilégiée, de se rassurer quant au pari qu'elle a fait sur son mode de bonheur puisqu'«il y a plus malheureux». Bien sûr, il ne suffit pas d'être en pavillon pour être confronté à ces questions : on a tous envie de construire quelque chose avec quelqu'un, sauf que si on fait ce pari-là, on est vachement déçu quand ça ne marche pas. Or, on veut être heureux tout le temps. On aimerait tous – là c'est peut-être la romancière qui parle, je ne sais pas – qu'il nous arrive des choses extraordinaires. Mais c'est aussi parce qu'on est de moins en moins capable d'intériorité. Ce manque d'intériorité, cette incapacité à la solitude, est à mon avis une des principales pathologies modernes.

 

En dépit de ce constat très gris, il y a dans ce livre dur, dense, hypnotique, de vraies touches d'humour. On a même l'impression que vous vous êtes retenue d'en mettre plus...

Non, la seule chose que j'ai retenue c'est la méchanceté. Je n'ai pas retenu l'humour, je l'ai camouflé, parce qu'il ne fallait pas qu'on se dise à propos de M.A. : «mais qu'est-ce qu'elle est conne !» (rires), et ainsi donner l'impression d'un jugement. Si le bouquin a une tonalité un peu "terrible", c'est parce qu'il se veut naturaliste et s'inscrit dans une tradition française qui n'est pas "sympathique" en tant que telle. Comme le Nouveau Roman, qui a été avec Pérec une des grandes influences du livre. Même si j'ai essayé de retravailler cette matière-là.

 

Vous voulez dire : en la dépassant ?
Oui. Quand on écrit, en France, ne pas se confronter au Nouveau Roman relève du suicide intellectuel. Sauf qu'il y a dans le Nouveau Roman, et surtout la génération d'après – que je plains un peu plus (rires) – une logique littéraire soustractive : tout ce qui a été fait avant est inutilisable parce que périmé. Or, je suis davantage partisane d'une démarche multiplicative dans le sens où l'on se permettrait tout du moment que cela sert le texte, dans un but précis : travailler les choses, les pousser à l'excès, les distordre, jouer avec. Je pense notamment qu'il faut lutter contre l'esprit de sérieux dans la littérature, même lorsqu'on raconte des choses graves. C'est un vieux truc bourgeois qui tue complètement la créativité.

 

Sophie Divry
Le 15 novembre à Decitre Bellecour
La Condition Pavillonnaire (Noir sur Blanc / Notabilia)

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