Festival / Pour la première fois de son histoire, Nuits sonores a programmé une nuit entièrement consacrée aux musiques extrêmes. Un choix osé, alors que celles-ci ont aujourd'hui la faveur de nouveaux publics aux antipodes de celui qui a accompagné leur émergence en France.
« On a toujours programmé des musiques extrêmes à Nuits sonores », se remémore Pierre Zeimet, directeur artistique du Sucre et de l'association Arty Farty, aux manettes de Nuits sonores. Il cite pêle-mêle des artistes tels qu'Einstürzende Neubauten (musique industrielle et bruitiste), Nitzer Ebb (drum'n'bass), Torgull (hardcore) ou encore Cobra killer (digital hardcore). Cependant, cette année, ce sera la première fois qu'une nuit entière sera consacrée aux musiques dites "extrêmes". Onze artistes viendront faire trembler les murs de la citadelle noctambule (qui compte trois scènes) établie à la Sucrière. Parmi elles et eux, la légende du hardcore français, Manu Le Malin, mais aussi Omaks et Basswell qui se sont produits à la Boiler room à la Halle Tony Garnier en novembre dernier. On y retrouvera aussi des propositions plus expérimentales telles que le groupe japonais Violent magic orchestra (aux influences gabber et cyberpunk) ou encore les punks anarchistes de Volition Immanent. « Force est de constater qu'il y a une appétence de la jeunesse pour le renouveau d'un courant qu'on nomme à l'emporte-pièce "hard techno" et qui regroupe break core, hard trance, hard style, gabber, parfois synthétisés avec un peu de pop, d'eurodance...», détaille Pierre Zeimet, qui évoque la volonté du festival de suivre les mutations esthétiques de la société : « On l'a fait à la sauce Nuits sonores, en racontant une histoire, un contexte historique, celui de l'émergence de ces genres aux États-Unis et en France, rappelant qu'il s'agit d'une musique contestataire, anticapitaliste, pour l'égalité des genres, valorisant les marges et les minorités. On a d'ailleurs partagé les vidéos allant dans ce sens de Manu le Malin sur nos réseaux sociaux. » Un discours qui s'inscrit dans la continuité de la "ligne éditoriale" du festival grand public qui, en reprenant les mots de son édito, « célèbre les artistes, la jeunesse, la liberté de se retrouver, de danser, de penser ».
Gormitis et techno alphas
Nuits sonores est loin d'être un événement intimiste (108 000 festivaliers en 2024), et Lyon – à l'instar de nombreuses villes de tailles équivalentes – est en proie à une tendance difficilement quantifiable : les musiques électroniques extrêmes étant sorties du bois (et surtout des réseaux underground) depuis plusieurs années maintenant, elles ont vu affluer de nouveaux publics, qui ne correspondent pas forcément à ceux de ses débuts. Parmi eux (car ici, il s'agit surtout d'hommes), ceux désignés par les médias et sur les réseaux sociaux sous le nom de "gormitis", en référence à un dessin animé et des figurines en plastique pour enfants des années 2000, mettant en scène des monstres très musclés. Entre eux, il s'appellent aussi des "techno alphas". Le phénomène a été documenté dès ses prémisses par Street press dans un article au titre sans équivoque : Extrême droite, go muscu et hard techno : Les « gormitis », ces hommes torses nus et musclés qui cassent la tête en soirée techno. Aujourd'hui, la tendance a bien entendu touché Lyon, ville régulièrement associée aux mouvements identitaires radicaux et violents. Concert d'Holy priest, Boiler room, Teletech Lyon : les groupes d'hommes musclés et torses nus, parfois cagoulés, qui jouent généreusement des coudes pour se déplacer, font des tractions sur le bar et remuent les barrières de sécurité vigoureusement sont devenus la hantise de nombreu(ses) habituées et habitués de ces événements. C'est notamment le cas de Nora, fêtarde qui arpente les soirées techno lyonnaises depuis des années : « On ne décide pas qu'ils sont d'extrême droite, ils le revendiquent ! Ils ont souvent un signe distinctif sur eux ; une fleur de lys, un drapeau français, une croix de Lorraine... et font exprès de danser brutalement, parfois de donner des grands coups dans la foule, ils s'approprient tout l'espace en beuglant. » Pour la jeune femme queer, cette « invasion » a changé son quotidien : « Je vais beaucoup moins en soirée techno qu'avant, ou seulement quand je sais que l'événement est méconnu ou très identifié queer... Je sais qu'un espace 100% "safe" n'existe pas, mais il y avait un certain nombre de valeurs communes dans les soirées techno qui me permettaient de me sentir à l'aise, ce qui est rare quand on est une minorité. »

Des valeurs dans la fête
Le phénomène n'est pas nouveau aux Pays-Bas et en Belgique. On y trouve depuis des années des festivals qui sont entièrement dédiés aux musiques extrêmes (Dominator festival, World club dome) et, avec eux, son lot de festivaliers (qu'on nomme pour certains les "gabberskins") revendiqués d'extrême droite. À Paris, plusieurs clubs et événements refusent d'ores et déjà les publics sans tee-shirts, ou ceux qui viennent avec des drapeaux pour éviter de fidéliser cette clientèle.
« Il existe de nombreuses théories sur la fête », déclare Arnaud Idelon, fondateur d'Ancoats, journaliste et maître de conférence à Paris 1 Panthéon-Sorbonne, co-programmateur du Sample à Bagnolet et auteur de Boum boum, politiques du dancefloor publié aux éditions Divergences. Il rappelle qu'en dépit de l'émergence des soirées techno au cœur d'initiatives identifiées de gauche radicale en France (les rave parties, les hétérotopies), « la récupération de la fête par le capitalisme tardif a participé à enlever de la substance à la fête : pour beaucoup, il s'agit aujourd'hui d'une simple expérience immersive au vernis alternatif, qu'on peut charger ou détourner ».
Pour Pierre Zeimet, l'identité et les valeurs affichées par Nuits sonores, que l'on perçoit aussi dans sa programmation – notamment celle de la nuit consacrée aux musiques extrêmes – ainsi que les ambitieux dispositifs de médiation et de sensibilisation participeraient grandement à faire connaître et respecter les valeurs de leur festival, « Je ne crains pas vraiment ce genre de phénomène à Nuits sonores. D'ailleurs, je serais aussi content de toucher de nouveaux publics, de les accompagner dans la connaissance du contexte d'émergence de ces musiques. Je ne pense pas que c'est en se cloisonnant qu'on va faire évoluer les choses, il faut qu'on arrive à se voir et à se parler », déclare-t-il. Un discours avec lequel Arnaud Idelon n'est pas en désaccord : « Dès lors que je sors des cercles militants, je constate que mes discours sont peu performatifs sur des personnes qui sont très différentes de moi. Les lieux, les expériences ont une carte à jouer, ils sont en capacité de créer du commun en deçà des discours clivants. » Il rappelle la théorie de bell hooks des "brave spaces", des espaces complémentaires aux "safe spaces" qui assument le contact avec un public alternatif à ses propres valeurs ; les espaces de fête devenant ainsi des espaces complices, qui font pédagogie.
Nuits sonores
Du 28 mai au 1ᵉʳ juin dans toute la métropole ; entre 29 et 48€ la formule à l'unité (day, night ou closing)