La foi et les foies

Mercredi 26 octobre 2005

Analyse / Le cinéma des frères Dardenne est un cinéma d'action, uniquement tourné vers les faits et gestes de leurs personnages. Pourtant, de ce cinéma qui ne quitte jamais la matérialité, terrestre jusqu'au trivial (faire de la menuiserie, vendre des gaufres, piquer le sac des vieilles...) se dégage toujours un sentiment de transcendance, un appel vers la métaphysique. C'est qu'à force de marcher, de courir et de porter, les personnages des Dardenne font l'air de rien un sacré bout de chemin, et ce chemin-là est souvent un chemin de croix. Qu'on se souvienne de Rosetta qui charriait la bombonne de gaz qui devait servir à mettre fin à ses souffrances, du garçon assassin dans Le Fils qui cherchait à maîtriser les planches de bois (planches de salut ?) pour conquérir l'estime du père éploré, ou maintenant ce Bruno qui doit frotter les pieds de son jeune complice hydrocuté pour faire "circuler le sang à nouveau" : chez les Dardenne, la grâce naît d'un acte à la fois simple et symbolique, l'élévation se paye au prix d'un effort. Curieuse rencontre entre une forme de marxisme (la force de l'appareil productif) et une certaine mystique (la rédemption toujours en ligne de mire), qui a l'avantage de ne pas s'afficher de manière trop ostentatoire à l'écran : pas de dualisme dans leur cinéma, l'âme et le corps ne font qu'un, l'angoisse à survivre dans un monde gouverné par les rapports de domination économique accouche forcément d'une angoisse existentielle. Quand on a les foies, on a forcément un peu la foi dans un monde meilleur (ici-bas ou plutôt là-haut, c'est selon). À ce titre, on peut considérer les frères Dardenne comme les meilleurs héritiers de Robert Bresson. Et cela parce que, contrairement à une génération de cinéastes autoproclamés auteurs et largement constatés tâcherons, ils ne plagient pas bêtement ses partis pris de mise en scène (acteurs livides et apathiques, cadres figés, focale unique ; il n'y a que l'absence de musique qui les rapproche formellement) mais creusent le même sillon : un regard sur un monde où les êtres cherchent la survie, y sacrifient leur éthique avant d'espérer trouver une possible délivrance. La caméra à l'épaule, le gris des paysages industriels de Seraing, le côté "social-prolo", certes, ce n'est pas vraiment conforme au cinéma catho-rigoriste de Bresson... Mais ce "style" Dardenne, qui en agace certains, a vraiment du sens ou, plus exactement, n'est qu'une voie tracée à tâtons dans une constante et éperdue quête de sens.CC