Moncef Zebiri, du battle à la direction du CCNR : « Je veux en faire un espace vivant »

Publié Jeudi 16 octobre 2025

Nouvelle tête / À 38 ans, Moncef Zebiri succède à Yuval Pick à la tête du Centre chorégraphique national de Rillieux-la-Pape (CCNR). Danseur, chorégraphe et directeur de la compagnie Free Styles et figure majeure du hip-hop lyonnais, il entend faire du lieu un espace ouvert, accessible et festif. Entretien.

Photo : Moncef Zebiri © Tony Noël

Le Petit Bulletin : Vous avez grandi à Bron et rejoint la compagnie de danse hip-hop Pockemon Crew dès 2002. Qu'est-ce que vous retenez de ces années de battles et de tournées internationales ?

Moncef Zebiri : Ces années m'ont forgé. J'étais très jeune quand j'ai intégré Pockemon crew et, au fil des compétitions, j'ai compris que la danse n'était pas qu'une histoire de technique. Elle était surtout un vecteur de rencontres. On voyageait beaucoup, on passait de Lyon à Tokyo ou New York, et à chaque fois il s'agissait surtout de créer du lien avec d'autres danseurs, d'autres publics. Aujourd'hui encore, même si j'ai pris d'autres chemins, je reste lié à certains anciens, comme Lilou [B-boy Lilou ndlr] ou Brahim Zaibat. 

LPB : En 2010, vous créez Là-bas chez vous, inspiré de vos racines franco-algériennes. Dix ans plus tard, Classe sick aborde le malaise de jeunes face à une Histoire de France difficile à s'approprier. Pourquoi ce besoin de porter la question de l'identité sur scène ?

MZ : Je crois que je me la poserai toute ma vie. Mon histoire familiale est faite de contradictions. Ma grand-mère était fille de colon, mon grand-père est mort en martyr durant la guerre d'Algérie. Grandir avec ces deux héritages, c'est vivre dans une forme de schizophrénie où l'on doit assumer une identité double. Là-bas chez vous a été ma première tentative de transformer ce questionnement en geste artistique. Cette réflexion continue de me traverser, je travaille aujourd'hui sur une nouvelle pièce évoquant mes racines familiales.

Moncef Zebiri © Tony Noel

LPB : Comment avez-vous accueilli la nouvelle de votre nomination à la direction du CCNR, après Yuval Pick ?

MZ : C'est une grande fierté. Le CCNR, c'est une maison qui a été marquée par Maguy Marin puis Yuval Pick. Passer après eux, c'est mesurer le poids de l'histoire et, en même temps, affirmer une autre esthétique. J'ai eu l'occasion, à l'époque de Maguy Marin, de travailler sur le plateau du CCNR avec Pockemon crew, et je garde le souvenir d'outils incroyables mis à disposition des artistes. Aujourd'hui, les enjeux sont différents. J'arrive avec une autre sensibilité, liée à mon parcours de danseur de battles et de chorégraphe issu du hip-hop. Je veux amener cette énergie-là dans le projet, sans chercher à reproduire ce qui a déjà été fait.

LPB : Pourquoi avoir choisi le nom "Block" pour votre projet ? Qu'est-ce qu'il dit de votre vision ?

MZ : Au départ, c'était simplement "Bloc", comme l'idée de cimenter, de construire ensemble. Le bloc, c'est aussi l'entrée d'immeuble, ce lieu du quotidien où l'on se croise, où l'on échange. J'ai ajouté un "k" pour lui donner une dimension plus internationale, parce que je veux que ce projet dépasse le seul cadre local tout en restant ancré à Rillieux. Quand on dit "CCNR", cela reste abstrait pour beaucoup d'habitants : "centre chorégraphique national", c'est un langage d'initiés. Le Block, c'est plus direct, plus familier, plus proche de ce que vivent les gens au quotidien.

LPB : Le CCNR est installé à Rillieux-la-Pape, une ville marquée par une fracture sociale importante. Comment éviter que l'institution ne soit perçue comme un "vaisseau isolé" dans son quartier ?

MZ : C'est une vraie question, et c'est une préoccupation constante. La seule réponse possible, c'est d'impliquer les habitants dans tous les processus. Le CCNR, était un bâtiment qui n'était pas fréquenté par beaucoup d'habitants. Je veux en faire un espace vivant. L'accessibilité passera par des tarifs adaptés et par des événements gratuits, des battles organisés en plein air, des rendez-vous qui ne demandent pas d'avoir déjà des codes. On a également constitué un groupe d'une dizaine de personnes pour travailler sur la charte graphique du projet. On développe aussi des cours réguliers, dont certains sont nés à la demande de mères de famille du quartier qui avaient besoin d'un lieu. On met en place des goûters hip-hop avec les associations locales. Plus les habitants participent, plus ils se reconnaissent dans le CCNR. C'est une manière de rappeler que chacun(e) doit pouvoir pousser la porte du lieu. 

LPB : Votre pièce, Joga Bonito, créée en 2024 qui passera au CCNR le 25 octobre prochain, brouille les frontières entre danse et sport. Qu'est-ce que ce mélange vous permet de raconter que la danse seule ne dirait pas ?

MZ : Joga Bonito, c'est déjà un titre qui dit beaucoup, "le beau jeu", en portugais. On a travaillé avec des freestyleurs de foot parce que leur virtuosité nous parlait, et parce que le ballon, c'est un objet universel. Ce mélange entre foot freestyle et breakdance permet de toucher d'autres imaginaires, d'autres publics. Surtout, il met en valeur une qualité essentielle : la virtuosité. Que ce soit dans un battle ou sur scène, ce qui m'intéresse, c'est la performance qui émerveille, ou qui force l'attention. Croiser sport et danse, c'est aussi rappeler que ces pratiques ne sont pas cloisonnées, qu'elles partagent une énergie commune.

LPB : On parle beaucoup de fête, de partage, de participation dans votre projet. Quelle est votre ambition artistique ? 

MZ : J'essaie de garder de la spontanéité en travaillant la notion de "show" dans mes pièces, sans que ce soit péjoratif. L'idée est de casser le mur entre la scène et le public, de conserver cette énergie de confrontation, même dans un cadre plus écrit. Cela demande de trouver d'autres outils, mais je pense que c'est ce qui donne à mes créations leur identité. Je tiens aussi à dire que l'un n'empêche pas l'autre. Faire la fête ne veut pas dire renoncer à l'exigence. Au contraire, l'exigence artistique, je l'ai apprise dans les battles, où chaque geste est scruté. Aujourd'hui, je veux que cette rigueur se retrouve dans mes pièces, dans celles des artistes associés, tout en gardant un esprit de partage. L'ambition, c'est que le CCNR reste un lieu de recherche chorégraphique de haut niveau, mais accessible, dans le sens où chacun peut y entrer, comprendre, et peut-être s'y reconnaître.

LPB : Vous associez cinq compagnies au projet Block - Relevant, IAAL, La Fougue, Les Alchimistes et Lignes urbaines. Des compagnies venues d'univers très différents. Comment créer une cohésion tout en respectant leurs singularités ?

MZ : On se croisait déjà beaucoup avec ces compagnies, il était important de construire ensemble. Chacune a sa singularité, certains viennent du funk, d'autres du slam, d'autres d'une danse plus contemporaine. Ce qui m'intéresse, c'est justement de les accompagner dans leur démarche artistique, de créer des passerelles. On parle de coproductions et de projets communs. Ce mélange d'esthétiques est une richesse, à condition de lui donner un cadre. 

LPB : Diriger un CCN, c'est aussi composer avec les contraintes budgétaires et administratives. Avez-vous des inquiétudes pour la suite ?

MZ : Je ne vous cache pas que le volet RH était une de mes fragilités au départ. J'ai donc constitué une équipe solide autour de moi, avec une directrice adjointe expérimentée. Sur le plan budgétaire, on sait que la culture est souvent la première touchée par les coupes. On nous demande de chercher du mécénat, des partenariats, des financements européens. Ce n'est pas simple, mais je veux rester positif. J'ai suivi des formations, je me suis entouré de personnes compétentes, et je pense que cette dimension fait partie du rôle.

Moncef Zebiri © Tony Noël

LPB : Le hip-hop est aujourd'hui célébré partout, ses valeurs sont parfois même dévoyées. Craignez-vous que votre nomination serve aussi à donner à l'institution une image "hip-hop friendly" sans pour autant lui donner toute sa place ?

MZ : C'est une question que je me suis posée. Depuis ma nomination, j'ai surtout reçu des messages du milieu underground, des danseurs et des collectifs qui m'ont dit leur fierté de voir l'un des leurs arriver à ce poste. Je crois que cela montre qu'il y a une vraie reconnaissance. Mon rôle, c'est aussi de donner des moyens à ces communautés, de leur faciliter l'accès aux appels à projet, de simplifier les démarches, notamment via les réseaux sociaux et la vidéo. Je ne viens pas pour être une caution, mais pour transformer concrètement le rapport entre l'institution et le hip-hop.