Un conte de Noël

Avec cette tragi-comédie familiale aux accents mythologiques, Arnaud Desplechin démontre à nouveau qu’il est un immense cinéaste, entièrement tourné vers le plaisir, le romanesque et le spectacle. Christophe Chabert

Le nouveau film d’Arnaud Desplechin s’ouvre sur un petit théâtre de marionnettes, où l’on nous raconte en accéléré l’histoire familiale qui fonde le récit. Ensuite, chaque personnage sera introduit par une photo de lui enfant ou adolescent, son nom clairement inscrit à l’écran, un style musical lui étant associé (du jazz au hip-hop). Enfin, la reine-mère de ce clan en plein délitement viendra face caméra présenter les enjeux de la tragi-comédie en cours.

Pourquoi le cinéaste choisit-il de décliner ainsi, avec divers artifices, la même scène primitive ? Non pas pour briller par-dessus son sujet, mais pour poser une bonne fois ce que ses inconditionnels savent depuis longtemps : Desplechin est du côté du spectacle, de l’action et de la générosité, pas dans l’économie du discours et de la parole. Un conte de noël est, comme son précédent Rois et reine, une machine à produire du romanesque et des émotions fortes, un grand huit existentiel qui fait coexister dans le même espace-temps le trivial et le sublime, la surface et la profondeur.

La parabole du fils indigne

Dans la famille Vuillard, il y a donc Joseph, le fils absent, mort à 6 ans de la même maladie qui aujourd’hui touche sa mère, en attente d’un donneur compatible pour une greffe de moelle osseuse. De ses trois enfants restants, c’est Henri, le fils détesté car il n’a pas pu faire survivre son frère, qui se révèle le sauveur potentiel de sa mère Junon. Et c’est dans la maison familiale de Roubaix, un soir de Noël, que les comptes vont se régler avant un très hypothétique apaisement final.


Avec une évidente volonté mythologique (qui transparaît dans le prénom des personnages : Junon, Abel, Faunia…), Desplechin calque les rapports entre les enfants et leurs parents sur un schéma de tragédie antique. Henri (Amalric, fabuleux en fils indigne) est « banni » par sa sœur Elizabeth (Anne Consigny, génialement glaciale), dont le fils Paul est atteint du même mal que celui qui toucha autrefois son autre frère, Ivan (Melvil Poupaud, comme une évidence dans le clan Desplechin), mais qui lui aussi s’avère un donneur compatible avec sa grand-mère.

Si la famille est affaire de transmission, le cinéaste l’envisage comme un paquet où il faut tout prendre, le bien et le mal, la joie et les miasmes. Il faut donc tout voir si l’on veut espérer comprendre l’ampleur du désarroi d’Elizabeth et de Junon… Le début du film cherche ainsi à représenter la maladie, à la rendre visible sur l’écran comme sur la peau des personnages, idée dont le développement le plus spectaculaire reste l’angoisse d’une combustion totale si la greffe ne prend pas. Incarner la menace sous-jacente, comme ce loup qui hante la cave de la maison, c’est pour Desplechin une manière de ne surtout pas se reposer sur du non-dit ou du vouloir-dire. Du spectacle, encore du spectacle, rien que du spectacle !

Contre-allées

Sur ce principe, Un conte de noël est un film encore plus timbré que Rois et reine. Mais Desplechin n’a plus besoin de séparer drame et comédie, ou de s’offrir des morceaux de bravoure pour électriser le spectateur (comme il le faisait par exemple dans la scène du braquage «scorsesien»).  Son nouveau film est traversé par une tension et une urgence qui lui donnent son rythme emballant, soufflant le chaud et le froid, le burlesque et le tragique, le grinçant et le touchant, prenant toutes les contre-allées même celles qui en apparence ne mènent nulle part.

À l’image d’un Amalric réveillé d’une cuite mémorable, qui descend de sa chambre en s’agrippant aux murs de la maison, atterrit dans le jardin et tombe sur son père qui lui lance avec flegme : «Pourquoi tu ne prends pas les escaliers ?» — parce qu’on n’aurait pas eu droit à cette réplique mémorable, pardi ! Ou encore ce cousin que l’on croit un temps égaré dans le récit, et qui se révèlera le véritable héros de la famille, à la fois celui qui a sacrifié son amour pour préserver une harmonie dans le clan et celui qui reprend, en la transcendant artistiquement, la modeste activité paternelle de teinturerie. Ou cette «bonne amie» de l’arrière grand-mère, dont l’intervention permettra de reproduire, deux générations plus tard, un même triangle amoureux libre et insouciant. Ou enfin Roubaix, à la fois décor, sous-titre du film et personnage à part entière : ses rues, ses cafés, et surtout ses habitants, qui entrent constamment dans le cadre, personnel hospitalier, curé (noir !), pilier de bar ordinaire, coiffeur… Toute une vie qui vient se mêler et faire contrepoids aux pulsions morbides qui forment le cœur (le chœur ?) du récit.

Un monstre de beauté

On ne cite ici que les coursives de ce labyrinthe incroyable qu’est le film, et on cache volontairement l’essentiel, de toute façon irracontable. S’il fallait parler d’une dernière chose à propos d’Un conte de noël, ce serait de sa forme. Autant Rois et reine salopait volontairement le contenant pour ne jamais distraire le spectateur du contenu, autant Desplechin n’a plus peur ici de se laisser aller à la beauté : chaque plan est une merveille de lumière (merci Eric Gauthier, chef op’ exceptionnel), chaque raccord, jump cuts ou fondus enchaînés, est une trouvaille visuelle, chaque mouvement d’appareil semble dicté par un besoin frénétique d’énergie physique. Pas de virtuosité cependant, juste le plaisir incroyable de faire du cinéma, en bousculant conjointement le cadre et le récit. Un plaisir que l’on croyait réservé à quelques Américains (Tarantino, Rodriguez, les deux Anderson ou le Richard Kelly de Southland Tales), et qui a trouvé, en France, son ambassadeur le plus flamboyant.

Un conte de noël d’Arnaud Desplechin (Fr, 2h23) avec Catherine Deneuve, Mathieu Amalric, Jean-Paul Roussillon, Anne Consigny…

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