Artistes, rompez !

Expo / Mêlant célébrités de l’art moderne et artistes méconnus, « Repartir à zéro » rouvre le dossier des années 1945-1949, période de traumatismes autant que d’ébullition créative… Une très grande exposition ! Jean-Emmanuel Denave

Entre conflit mondial et Guerre froide, traumas de la Shoah ou d’Hiroshima et allégresses utopistes de la Libération : cinq petites années, de 1945 à 1949, où tout redevient possible sur fond d’horreurs, et où beaucoup d’artistes repartent à zéro, convaincus de la nécessité d’une rupture… C’est une période restreinte et très spéciale, située avant que les choses ne se rigidifient, avant que les artistes ne se définissent comme abstraits ou figuratifs, autonomes ou engagés, pro-soviétiques ou pro-américains, précise Éric de Chassey, commissaire de l’exposition avec Sylvie Ramond. Le parcours de Repartir à zéro est thématique, égrenant ses sections déroutantes : témoigner, expérimenter, balbutier, remplir/vider… D’où un curieux et intelligent mélange des genres, où le propos historique s’entremêle à des problèmes formels et artistiques, sans démonstration rigide ni point de vue uniforme. L’exposition invite plutôt à se perdre, redistribuant les cartes, pour mieux donner à voir des œuvres… Et quelles œuvres ! La première salle rassemble plusieurs artistes qui ont sciemment désiré témoigner des horreurs de la guerre. Et l’on tombe, là, d’emblée, nez à nez avec cette «fondue» au plomb de Fautrier, sculpture grisâtre et informe, dessinant vaguement la silhouette d’un «Otage» fusillé par les nazis. Soyons prosaïques : la figure humaine a du plomb dans l’aile et ira encore s’étaler, dans une série de petits tableaux de Fautrier, en épaisses tartines d’huile couleur chair et faciès méconnaissables, défigurés, réduits à quelques traits anthropomorphes, presque à néant… On songe alors à l’homme de Michel Foucault s’effaçant comme à la limite de la mer un visage de sable.

Faire un pli
Foin des images et de la représentation donc, au profit d’une sorte de «pli» : les émotions et les idées se pliant et se débattant au cœur de la matière picturale. Le tableau devient un champ de forces de natures diverses où tout semble arraché de haute lutte, incertain, fragmenté, ébréché, à fleur de chaos (voire chaos littéral dans l’enfer pictural déglingué et fascinant de James-Budd Dixon). Tapiès, Dubuffet, Hans Hofmann, Charles Seliger balbutient le surréalisme, l’abstraction, le primitivisme, et enfouissent leur spiritualité et l’expression des sentiments dans les entrailles mêmes de la matière. D’œuvre en œuvre, l’inconscient, l’esprit, le corps et la peinture s’enroulent en un nœud inextricable. Tout est donné, d’un bloc et immédiatement, au spectateur, sans dehors ni perspective : Asger Jorn contient jusqu’à l’implosion son bestiaire labyrinthique, Rothko abaisse le ciel des espérances religieuses à la hauteur humaine d’une succession d’horizons rectangulaires et flous, Pollock égoutte le dédale sans début ni fin de ses entrelacs expressifs…

Faire un trou
À l’étage supérieur, Georges Mathieu poursuit à sa manière cette «Désintégration» et cette «Acognition», tandis qu’en face, Wols explose littéralement notre regard parmi les éruptions et les abîmes de son «Grand orgasme». Jouissance oui, mais de quoi, de qui et à quel prix ? semble demander le peintre… La tension monte d’un cran : au-delà du pli, quelque chose se brise, se déchire. Camille Bryen brode même le vide et le feu sur du textile brûlé… Ce dont on avait chargé la peinture d’accomplir seule et par ses propres moyens (dire encore quelque chose, affirmer ne serait-ce qu’un fragment brouillé d’émotion), celle-ci semble maintenant le refuser, le frapper d’impossible, s’y dérober. Les artistes ne font plus seulement trembler l’image dans ses fondements, mais nient, calcinent, évident, en même temps qu’ils donnent forme… Bram Van Velde, dans cinq toiles sublimes, se perd parmi le zigzag de plans colorés et de formes, que l’on pourrait aussi bien regarder à l’envers qu’à l’endroit. Et, dans une sublime et ultime salle, Soulages, Fontana et Newman se côtoient en une troublante triade. Newman frémit et émeut autour du vide, Fontana troue ses toiles de très concrets points de fuite. Le trou, l’absence semblent indiquer une nouvelle direction, celle du désir peut-être. Artistes et spectateurs ont longtemps joui ou pâti du pouvoir des images, comme du pouvoir tout court. Repartir à zéro, c’est se détacher de diverses façons de l’imagerie, et, avec Newman et Fontana, troquer la jouissance un peu pornographique des images pour les hésitations et les inconnues du désir.

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