À deux jours de la résidence qui marquera le début de sa tournée, Jean-Louis Murat, posé et aimable, réfléchissant à haute voix plus qu'il ne s'explique, évoque pour nous les grandes lignes et les courbes de Toboggan, son dernier album : ses envies de changement, le quant-à-soi destructeur de son double Moi, le long hiver auvergnat, l'amour, la mort et le vélo, un peu. Propos recueillis par Stéphane Duchêne.
Pour cet album, Toboggan, vous avez radicalement changé de manière de travailler...
Jean-Louis Murat : Oui. Sur les derniers albums, je travaillais en groupe avec quatre ou cinq musiciens. On bossait dans la même pièce en live. Et puis on partait en tournée. J'ai dû enchaîner quatre ou cinq disques comme ça. Celui-là, je l'ai enregistré tout seul, chez moi... Avec un ingénieur du son quand même. C'est un peu comme si j'avais fait un album solo après avoir longtemps fait partie d'un groupe.
Pourquoi avoir abandonné cette methode d'enregistrement à laquelle vous sembliez tenir, ne serait-ce que pour la spontanéité qu'elle permet ?
C'est un peu le hasard. Je me suis à enregistrer des démos, je ne sais pas pourquoi. D'habitude, je ne fais jamais de maquette et là je me suis dit (il rit) « tiens je vais faire des maquettes ! ». L'idée d'enregistrer seul est venue ensuite. Ca m'a paru logique. Quelque part, ça s'est fait en se faisant...
N'était-ce pas une manière de vous recentrer ?
Si, mais surtout de me secouer. J'aime bien, à chaque album, prendre un peu de risque, me fixer un pari. Voir les choses différemment, sortir de mes habitudes, de ma routine. Le principe de base, le plus important, c'était « surtout ni guitare électrique, ni basse, ni batterie ». J'en avais un peu marre de ce schéma. Après, ma foi, il faut que les gens écoutent pour savoir ce qu'ils en pensent mais j'espère avoir gagné en intensité et en personnalité.
Beaucoup de cris d'animaux, de bruits environnementaux sont intégrés aux morceaux de Toboggan. Souvent même, ils sont placés très en avant... Comme si vous aviez voulu plonger l'auditeur dans votre environnement immédiat, développer un rapport plus intime...
J'ai toujours beaucoup pratiqué ça. Bon, peut-être pas à ce point. C'est une manière de rendre compte de ce que j'entends tout les jours, de tout ce qu'on peut entendre quand on enregistre à la campagne : le vent, le bruit des bois, les cris d'animaux. S'il y a du vent quand on enregistre eh bien, on met du vent. J'aime faire participer les éléments naturels à l'ambiance de mes disques. Il y a toute une technologie qui nous incite à toujours enlever les bruits de fond, moi, je suis plutôt partisan de les mettre très fort. Ça donne une âme au son.
Comment allez-vous retranscrire cet album si particulier sur scène, pour la tournée qui débute ces jours-ci ?
Ca risque d'être un peu différent : je serai en duo avec un batteur-percussionniste et j'aurai plusieurs guitares sur scène. Ce qui va un peu changer, c'est qu'on aura trois écrans derrière nous. J'ai tourné pas mal de petits films et on sera pris dans les images, sans signification, mais qui participeront à l'ambiance des chansons. C'est moi qui les choisirait avec un pédalier, selon l'humeur du moment, suivant que j'ai envie que la chanson soit comme-ci ou comme-ça. Je vais découvrir cette installation en résidence à Annemasse.
Pour revenir à Toboggan, vous a également livré un travail particulier, surprenant et remarquable sur votre voix, systématiquement doublée, harmonisée, parfois filtrée... Ce n'était pas le cas auparavant, où vous vous contentiez de chanter plus à l'instinct, sans forcément jouer les chanteurs, d'ailleurs.
En groupe, je me suis toujours retenu de faire ce travail. Quand on enregistre dans les conditions de la scène : en général j'ai une voix lead et il n'y a pas d'harmonies. Mais ça fait aussi partie de la musique d'harmoniser les choses et de ne pas rester trop brut. J'adore faire des harmonies vocales, je ne le fais pas assez sur mes disques d'habitude. Sur celui-ci, je me suis vraiment éclaté avec ça.
Il y a un morceau où ce travail vocal prend tout son sens, c'est Amour n'est pas querelle, où vos « deux voix » se répondent distinctement dans ce qui semble être un règlement de comptes entre Bergheaud [son nom à l'état-civil – NDLR] et Murat. En 1990, en promo de Cheyenne Autumn, vous confiiez à Laurent Boyer, être en perpétuel conflit avec vous même : une partie de vous trouvant l'autre prétentieuse et pas à la hauteur. Aujourd'hui, vous êtes donc toujours prisonnier de cette dialectique ?
Ca, j'ai bien peur que ce soit à vie. J'ai un Moi particulier qui fait des disques, qui répond aux questions, qui est aussi un peu une création. Et puis un autre Moi, beaucoup plus naturel et beaucoup plus apaisé. Alors, forcément, entre les deux, souvent, il y a du tirage. Parfois, Murat j'en ai un peu ras le bol, et inversement.
Et pourtant ce texte ressemble aussi à un dialogue amoureux...
Oui, oui, aussi. (Il réfléchit) C'est-à-dire, il faut bien s'aimer... Si on ne s'aime pas, c'est là que commencent les pulsions guerrières. Quand on ne peut plus se saquer, on déclenche des guerres mondiales. Les gens qui ne s'aiment pas sont toujours des êtres très dangereux.
L'autre dualité de cet album, c'est l'opposition hiver/printemps. Vous faites beaucoup référence à l'hiver et, à travers lui, au printemps qu'on attend ou qui arrive.
Alors là, je peux vous dire que là où je vis, loin de tout, les saisons je les vois passer. C'est toujours assez fendard, d'ailleurs, quand on vit à la campagne, en montagne, et qu'on est sous la neige cinq mois par an, de voir Paris bloqué par trois centimètres de neige. C'est un peu la comédie du monde moderne dans ce qu'elle a de plus ridicule. Ici, en hiver, on compte les jours, on compte les heures. Et puis, avec l'âge, l'été semble toujours plus court et l'hiver de plus en plus long. J'ai enregistré en novembre-décembre... Il neigeait (rires).... Ca a dû influencer pas mal le disque. Même si j'aime beaucoup l'hiver, j'attends toujours avec une grande impatience le printemps qui reste ma saison préférée. Alors très certainement, l'enregistrement se faisant en hiver, sous la neige, il y avait une aspiration à voir arriver le printemps. Il arrive toujours très en retard chez nous.
L'hiver c'est aussi une métaphore de la fin d'un cycle, de la mort, encore très présente sur ce disque...
C'est-à-dire qu'à part l'amour et la mort il n'y a pas grand chose. C'est ce qui nous inspire le plus. On cherche l'amour et on attend la mort. C'est comme ça depuis la nuit des temps et moi je reste assez simple et assez basique, classique (rires). Je suis un petit mec en France qui voit disparaître la campagne, les paysans. La disparition des gens, la disparition de soi et l'amour qu'on peut avoir pour les autres, ce sont les deux mamelles de la créativité. On peut bien sûr s'intéresser à d'autres choses mais il n'y a rien d'aussi inépuisable.
Vous y pensez quand vous écrivez ou est-ce quelque chose qui vous échappe ?
J'écris beaucoup chaque jour mais ça m'échappe un peu. En plus en général, je tricote paroles et musiques en même temps et comme je n'aime pas laisser les chansons en plan, je les termine assez rapidement et je passe à autre chose. Après, le disque sort, les gens écoutent, on me dit : « tu parles de ci, tu parles de ça ». J'entends les commentaires, je me dis : « ah oui, c'est vrai, ah oui, c'est vrai ». Mais sur le coup, je ne me rends compte de rien. J'écris, j'écris, j'écris et tous les deux ou trois mois, je me replonge là-dedans, je réécoute ce que j'ai pu faire, j'essaie de me faire une opinion... (il s'interrompt). Enfin voilà, c'est un style, et le style c'est l'homme, non ?
Pourquoi ce titre, Toboggan ?
C'est un joli mot, je trouve. C'est un mot indien en plus (dérivé de l'Algonquin, peuple « natif » du Québéc et de l'Ontario, il désigne, encore aujourd'hui au Canada, un traîneau, NDLR). Avec les deux « g », ça a de la gueule. La qualité esthétique, sonore, du mot me plaît. Et puis, bêtement, c'est aussi la sensation du toboggan. J'ai l'impression que tous les gens autour de moi sont dans ce cas : personne ne sait trop où il va, on est un peu ballotté, comme quand on est enfant et qu'on se laisse glisser. On ne contrôle rien. Le monde est sur un toboggan : il dévale à une vitesse folle et on ne sait pas où ça va finir. Il faut attendre que la glissade soit terminée.
Sur la pochette, on vous voit sur un vélo. Vous roulez toujours [Murat est un grand amateur de vélo et de champions cyclistes – NDLR] ?
Oui, beaucoup. Vous savez quand on est à la campagne, on fait du sport. Je cours quasi tous les matins, là j'attends que la neige fonde un peu pour reprendre le VTT. Je fais aussi beaucoup de vélo de route. (Impatient, élevant la voix) J'attends que le printemps arrive ! Pour reprendre l'entraînement et préparer le Tour de France, comme tous les ans (rires).
A l'eau claire ?
Hé, hé, à l'eau claire, oui.