Glissements progressifs du bizarre

Festival / Troisième édition de Mutoscope au Comœdia, avec une impressionnante compétition de courts étranges et déviants, où transgressions et subversion forment le liant d’une multitude de formes filmiques en fusion.

On ne peut plus rien dire, qu’ils disent. Ça tombe bien, le cinéma n’a rien à voir avec un discours, et préfère montrer plutôt que disserter. Que tous ceux qui se lamentent, inconsolables, sur nos pertes de liberté, aillent faire un tour à une seule séance de Mutoscope : il y a fort à parier que leurs larmes de crocodile se transformeront en larmes de sang, et qu’ils seront les premiers à hurler face à tant de provocations visuelles et de licences prises avec la décence. Mal élevés et parfois mal peignés, les courts-métrages sélectionnés font feu de tout bois : animation aux techniques variées et prises de vue réelles, vrais et faux documentaires, fictions réalistes ou à l’imaginaire débridé, comédies noires et charges fantastiques… Il y en a pour tous les goûts, mais seulement destinés à ceux qui ont l’estomac bien accroché : ici, les « précieux fluides corporels » dont parlait Jack D. Ripper dans Dr Folamour sont copieusement déversés sur l’écran.

Subvertir la réalité

On pourrait les classer en deux catégories : ceux qui pratiquent la transgression (des formes, des genres et des valeurs) et ceux qui y préfèrent la subversion. Ces derniers, en apparence plus sages, sont sans doute les plus intéressants : dans le magnifique Wild Summon (séance de compétition #5), Karni Arieli et Saul Freed singent les atours du documentaire animalier façon BBC Earth, voix-off (de Marianne Faithfull) incluses, narrant ici le cycle de vie des saumons. Mais les poissons sont remplacés dans les images sublimes de paysages sauvages par des créatures humanoïdes et numériques en combinaisons écaillées et avec des masques de plongée, provoquant une dissonance cognitive chez le spectateur : cet anthropomorphisme digital subvertit l’ode à la nature pour en faire une expérience sur la notion plus ambivalente du « vivant ». Subversif aussi, l’impressionnant Growing d’Agata Wieczorek (Compétition #1) commence par regarder cliniquement l’apprentissage d’une nouvelle formation obstétrique hi-tech par une jeune sage-femme, avant de glisser lentement vers le body horror (de Brandon Cronenberg vers son père David, en sorte) lorsque celle-ci se met à enfanter spontanément une créature mutante. Très dérangeant aussi, Tiny Things (Compétition #3) montre le délitement d’un couple lors d’un week-end champêtre et idyllique qui tourne au cauchemar lorsqu’une simple mouche se glisse dans le conduit auditif de l’homme. Joshua Giuliano reprend les codes et les thèmes du cinéma indépendant pour les faire basculer dans l’horreur domestique et regarde patiemment apparaître la lâcheté masculine derrière le vernis de romantisme et de bienveillance (Ruben Östlund approuve ce message).

Transgresser les codes

Murder Camp de Clara Aranovich (Compétition #2) fait le trait d’union entre subversion et transgression : subversive est sa vision psychanalytique des serial killers de série Z, dissertant sur leur mal-être et leur manque d’amour ; transgressive est sa manière de faire entrer dans les clichés du murder movie la farce camp, grâce notamment à des comédiens grimaçants et théâtraux, comme échappés d’une sitcom déviante. Aussi transgressif qu’agressif, Cat with glasses de Dick Verschule (Compétition #2) est, de tous les courts animés en 2D présentés cette année, le plus fou (et il y a de la concurrence…) : un cartoon dément où tout pète, grésille, se déchire, se démantibule et s’effondre, le tout en moins de 4 minutes chrono. Enfin, dans le remarquable et très maîtrisé Transylvanie (Compétition #2), Rodrigue Huart pratique une transgression à plusieurs niveaux : le film de banlieue y devient un terrain de jeux macabres pour enfants perdus dans des imaginaires fantastiques et violents. Mais le film sait aussi génialement se retourner comme un gant, utilisant le genre vampirique non pas comme une métaphore, mais comme une ambivalence : réalité ou fantasme de sa très jeune héroïne ? Dans le fond, c’est pareil : l’important est d’y croire, nous comme elle, et d’y prendre plaisir.

Mutoscope
Au Comœdia
Les 12, 13 et 14 janvier (www.mutoscope.fr)

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