Ang Lee : « garder l'émotion en élargissant mon champ d'expérimentation »

Gemini Man
De Ang Lee (2019, ÉU, 1h57) avec Will Smith, Mary Elizabeth Winstead, Clive Owen...

Gemini Man / Avec "Gemini Man", le plus polyvalent des cinéastes contemporains poursuit son insatiable exploration formelle et métaphysique avec un film d’action qui aurait beaucoup plus à Philip K. Dick. Rencontre.

Pour mettre en scène Gemini Man dont le héros est un personnage existant simultanément à plusieurs âges de sa vie, vous êtes-vous reposé sur les différents réalisateurs que vous étiez à l’époque de Tigre et Dragon, de Hulk, de L’Odyssée de Pi et de Un jour dans la vie de Billy Lynn ?
Ang Lee
: Pour chacun de mes films, je veux à la fois suivre un fil, conserver les meilleurs côtés de mes réalisations et explorer de nouvelles directions. Tigre et Dragon marquait mes débuts dans l’action. Alors que j’avais commencé dans le drame, je suis passé peu à peu à une dimension plus visuelle — ce que vous, les Français, appelez le “cinéma pur“. À travers mes films j’essaie toujours de garder le même cœur, la même âme, la même émotion, tout élargissant mon champ d’expérimentation.

à lire aussi : Je est un autre moi-même : Will Smith cloné dans "Gemini Man"

Mais quand vous dirigez un film d’action comme Gemini Man, avez-vous l’impression de faire le même métier que lorsque vous réalisez un film plus intimiste tel que Brokeback Mountain ?
Dans les deux cas, je cherche à conserver la même intimité dans l’approche de l’humain et du récit lui-même. C’est essentiel, surtout lorsque le champ est plus large. Visualiser des sentiments plus abstraits à représenter s’avère plus compliqué : ce n’est pas tout à fait le même langage.

Des deux Will Smith, lequel était le plus difficile à diriger : le jeune ou l’âgé ?
Junior, sans aucun doute, parce qu’il fallait superposer deux “couches“ différentes. Will est aujourd’hui un meilleur acteur, avec davantage de profondeur. Or pour interpréter Junior, il lui fallait faire appel à plus d’innocence, de naïveté et de maladresse. C’est très exigeant pour un acteur, parce qu’on lui demande à la fois d’être lui et d’aller vers d’autres dimensions. Ajoutez à cela qu’il a fallu un an pour capter à l’image le charme de Will Smith — et ça, c’était beaucoup plus compliqué ! (sourire)

En mettant en scène des clones, votre film pose la question de ce qui fait de l’être humain un humain…
Lorsque je me suis penché sur ce sujet, je savait que j’aurai à cloner un personnage par le numérique. Et ne connaissant évidemment aucun clone, je me suis interrogé sur leur psychologie, sur les éléments qui les rendraient humain : le fait d’avoir une âme comme nous ? J’ai décidé que oui. Mais alors, quels sont les éléments nous déterminant en tant qu’humain ? De mon point de vue, c’est la possibilité et le courage d’examiner son passé et ses actes intérieurs. A contrario, on pourrait dire qu’une personne se conformant à l’ordre social et à la façon dont elle a été éduquée depuis toujours est peut-être, au moins à 50%, un clone…

Le doute n’est-il pas aussi le propre de l’humain ?
Je crois que le doute, c’est ce qui nous maintient en vie, nous rend vivant. Et qui surtout permet à notre foi de rester vivante — quelle qu’elle soit. Sinon, on est dans le recyclage et les répétitions. Le doute est essentiel : le surmonter donne un sens à la vie. Tout le monde ne penserait pas ça, à Gaza ou ailleurs, mais le questionnement de Dieu, le questionnement social, est ce qui nous rend à travers le doute vibrants, vivants, et essentiellement humains.

Même pas de love story

Le personnage féminin principal sort des archétypes : elle n’a même pas d’histoire d’amour avec le héros…
C’est le genre de femme que j’aime dans la vie — ma femme est comme ça, un leader que l’on suit, qui a une vraie énergie. Mary Elizabeth Winstead est de cette trempe. Et comme elle était danseuse, elle bouge extrêmement bien, ce qui était une grande chance pour le film. On pouvait compter sur elle quel que soit le nombre de prises, car il y en avait parfois énormément dans les séquences avec Junior. Elle est une vraie star de cinéma.

Quant au “couple“ qu’elle forme avec le personnage de Will, il a de la beauté de par le fait qu’il s’agit d’un homme et d’une femme fugitifs, tout en conservant l’aspect buddy movie au film. Le duo fonctionne parce que ce sont des potes ; en même temps, elle est sexy et pragmatique. Il fallait vraiment qu’elle soit très présente face à un acteur pareil. Ça n’est déjà pas facile avec un Will Smith en face, mais alors face à deux…(rires)

On dit qu’il a fallu vingt ans pour parvenir à ce rendu technique en images de synthèse (CGI). Qu’est-ce qui est si compliqué dans la reproduction des émotions ?
Dans le domaine du numérique, c’est le visage le plus compliqué, parce qu’une partie de notre cerveau refuse de reconnaître certaines émotions.

Chaque instant est donc un défi : il faut gagner en permanence la confiance du spectateur et la conserver tout au long du film.

Nous autres réalisateurs sommes en quelque sort des magiciens : on simule grâce au maquillage, à la musique, aux lumières… Mais dans le monde du digital, nous devons être d’un réalisme extrême et nous interroger sans cesse sur la manière de faire rêver le spectateur, de l’amener dans notre histoire.

Il y a vingt ans, on aurait pris un autre acteur plus jeune ; ici, le parti-pris était au contraire de mettre la barre encore plus haut dans la manière de faire jouer les acteurs, dans les éclairages, les effets… Et l’on ajustait la technologie dans le même temps pour conserver l’émotion. Ce n’est donc pas la résultante d’une équation mathématiques ou d’une somme d’ingrédients : on essaie au contraire d’évoluer pour montrer à l’écran, grâce au digital, le charme et la jeunesse de Junior de façon à ce que le spectateur y croie tellement qu’à la fin il oublie qu’il s’agit de CGI.

Il y a deux façons de faire croire aux spectateurs qu’il se passe quelque chose au cinéma : par la mise en scène ou par le montage. Dans le monde du CGI, on monte la scène en temps direct, d’une façon quasi holistique. On est vraiment dans le réalisme absolu.

Quelle importance les décors ont-ils pour vous ?
C’est là que j’écris, que je trouve l’écriture du film, son inspiration. Je me promène pour trouver comment dire le mieux possible visuellement le scénario. Ils doivent être un écho de l’histoire, du drame lui-même, mais aussi refléter l’état mental du personnage. En réalité, tout ce qui est couleur, décors, juxtapositions du moderne et du classique, de l’artificiel et du naturel ; tout cela constitue des représentations essentielles de l’état d’esprit du personnage.

La projection en 60 ou 120 images par seconde rend l’expérience immersive et très réaliste. Y a-t-il selon vous une limite au-delà de laquelle le spectateur n’éprouvera plus d’émotion artistique ?
Il n’y a pas de mauvais médium, ni de mauvais scénario : seulement de mauvais réalisateurs, éventuellement. Dans chacun de mes films, j’essaie d’aller encore plus loin dans ma démarche. Je crois beaucoup en l’immersion et l’immersif. Et quand on me propose d’essayer de la VR, j’invite à essayer la mienne : si on a assez d’informations et de détails, on est dans le jeu mental et non pas dans le jeu vidéo — c’est ce qui fait l’intérêt du cinéma que j’aime.

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