"La Syndicaliste" de Jean-Paul Salomé : L'électron libre

Le film coup de cœur / À partir d’un fait divers lié aux intérêts stratégiques de l’État et à la plus sordide des barbouzeries, Jean-Paul Salomé signe, pour ses retrouvailles avec Isabelle Huppert, un thriller politique d’une redoutable adresse laissant toute sa place à l’ombre. Sans être exempt de mises en lumière…

2012. Responsable syndicale de haut rang chez le géant du nucléaire Areva, Maureen Kearney est informée de l’existence d’un projet de protocole entre l’entreprise et la Chine. Elle agace sa hiérarchie en rendant publiques ces tractations secrètes – dans le contexte politique d’autant plus délicat du changement d’exécutif à l’Élysée. Alors qu’elle doit justement rencontrer le président de la République François Hollande, Maureen est agressée chez elle par des hommes dont elle ne voit rien et qui ne laissent pas la moindre trace. Considérée comme victime, mais aussi comme une emmerdeuse, la syndicaliste va peu à peu être suspectée par un gendarme "zélé" d’être une affabulatrice…

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L’ombre du doute

Depuis près de trente ans, Jean-Paul Salomé a tourné neuf longs-métrages pour le cinéma, pouvant quasiment tous se voir comme des variations sur le genre policier. Ainsi l’a-t-il abordé par la comédie (Les Braqueuses, Je fais le mort), l’adaptation de (roman ou télé-)feuilletons classiques (Belphégor, le fantôme du Louvre et Arsène Lupin), l’histoire (Les Femmes de l’Ombre), le polar comédie mélancolique (La Daronne) et même le thriller inspiré de faits réels (Le Caméléon). C’est à nouveau ce champ qu’il investit avec toutefois une nuance de taille : le sujet dépasse la reconstitution d’un parcours de délinquance individuel et ses implications touchent aux plus hautes instances du pays, avec des conséquences politico-stratégiques dont chacun mesure aujourd’hui la pertinence. Car une décennie après la commission des faits, La Syndicaliste sort sur les écrans au cœur d’un hiver où la question de l’indépendance énergétique hexagonale n’a jamais été aussi prégnante, où l’importante place des lanceurs d’alerte jamais si reconnue, où les barbouzeries et autres campagnes de désinformation jamais si dénoncées.

Pourtant – et c’est le grand mérite de ce film – s’il n’a aucun doute sur la véracité de ce qu’elle a vécu, Jean-Paul Salomé ne prend à aucun moment le parti d’héroïser Maureen Kearney ni d’épouser inconditionnellement son point de vue. La caméra n’est ainsi pas témoin de son agression ; c’est à partir du récit qu’elle établit lors de sa déposition que le spectateur construit mentalement les images du viol – à l’instar de tous les proches de la victime ou des enquêteurs. Ce choix de réalisation présente plusieurs avantages : il évite l’obscénité d’une reconstitution (le film montre a contrario les gendarmes réclamer de multiples expertises légales invasives, se souciant très peu des conséquences traumatiques qu’ils provoquent) ; il ne ferme surtout aucune hypothèse d’emblée – y compris, celle difficile à recevoir sur le plan moral mais fructueuse au niveau dramatique, impliquant une possible mythomanie. L’exploitation de cet interstice alimente une mécanique perverse, basculant Maureen de "mauvaise" victime particulièrement gênante pour Areva en coupable.

Le doute, meilleur ingrédient du récit, interroge le comportement de nombreuses autres silhouettes gravitant autour de l’affaire : Anne Lauvergeon à la sororité de façade (et à la vraie duplicité mi-carnassière mi-fuyante, parfaitement rendue par Marina Foïs) ; Arnaud Montebourg, ministre maniant les doubles discours ambigus ; enquêteurs et magistrats particulièrement dévoués à la perte de crédibilité (voire la perte tout court) d’une lanceuse d’alerte… Isabelle Huppert était l’interprète idoine pour donner corps à cette femme persécutée : elle lui offre non seulement un visage insaisissable, conséquence de la sidération et de la dignité, mais aussi l’aura troublante de certains de ses rôles précédents ayant durablement impressionné l’inconscient du spectateur. On préfère cette irradiation à celle des radioéléments des centrales nucléaires. Sans aucun doute.

★★★☆☆ La Syndicaliste de Jean-Paul Salomé (Fr., 2h01) avec Isabelle Huppert, Grégory Gadebois, Marina Foïs…

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