Cinéma / Fin portraitiste des frôlements amoureux, Christian Petzold dépeint les affres d'un écrivain égaré entre son manuscrit et une tentation amoureuse en bord de mer. Derrière le paravent d'un marivaudage asymétrique et les badinages d'un quatuor roméhrien, le feu et le drame couvent. Grand Prix du jury Berlinale 2023.
En peine dans l'ultime phase d'écriture de son nouveau roman, le ronchon Leon accepte d'accompagner son ami Felix partant s'isoler dans la maison de sa mère en bord de Baltique. Mais sur place, alors que pèse une violente sècheresse et que des incendies font rage dans la région, ils trouvent la bâtisse encore occupée par une locataire, Nadja, avec qui ils vont devoir cohabiter. Un visiteur régulier se joint au groupe, David, ce qui n'arrange pas l'humeur de Leon, égoïstement tourné sur ses petits malheurs...
Bien qu'il forme davantage qu'une toile de fond pour le récit, on passera sur l'aspect terriblement d'actualité (tendant hélas à devenir récurrent) de cet été embrasé. Relevons toutefois que ce feu omniprésent, menaçant et cependant invisible constitue un contrepoint à l'élément de prédilection de Christian Petzold : l'eau. Rivages, fleuves et mer apparaissent en effet dans son cinéma comme des limites horizontales ou verticales, des frontières dont le franchissement — symbolique ou non — modifie à jamais la destinée de ses protagonistes (voir Barbara, Transit ou Ondine). Ici, Leon éprouve comme une impossibilité à aller se baigner dans la Baltique. Qu'elle soit due à un complexe physique ou à la culpabilité de s'octroyer une distraction, elle révèle surtout une forme de réclusion sociale volontaire l'empêchant de s'ouvrir aux autres : certes, il demeure le seigneur de son (fragile) empire de papier, mais aveugle à tous les signaux adressés par l'extérieur, y compris les plus bienveillants prodigués par Nadja.
Inspirer, expirer
Anti-héros volontiers détestable de par sa prétention morgueuse masquant mal sa fébrilité d'auteur angoissé, Leon — excellent Thomas Schubert — n'est pas si éloigné du personnage de créateur dépeint par Michel Gondry dans Le Livre des solutions (sortant sur les écrans une semaine plus tard), rudoyant son entourage pour exorciser ses angoisses. Il invoque sans cesse son œuvre à achever... mais renâcle souvent devant l'obstacle en se laissant captiver par la moindre distraction ou possibilité de sieste — cela étant dit, le film serait fastidieux (et un casse-tête de réalisation) si l'on ne suivait que les studieuses phases d'écriture d'un jeune romancier en villégiature !
Lorsqu'un auteur centre son récit sur un protagoniste se livrant à une activité comparable à la sienne, grande est la tentation de rechercher des points de convergence entre créateur et créature. Le Ciel rouge n'emprunte pas le tortueux chemin symbolique du métaphorique et crépusculaire Mother ! (2017) de Darren Aronofsky, mais il montre à sa manière (plus apaisée) l'importance d'une muse dans le processus créatif : même si celle-ci n'influe que de façon connexe et marginale sur l'œuvre en gestation, sa contribution demeure essentielle à son accomplissement. Dans le récit, c'est Nadja (à qui Paula Beer prête évidemment ses traits) qui incarne ce rôle “d'accoucheuse“ du roman et d'idéal fantasmé pour Leon... lequel se refuse paradoxalement à ouvrir les yeux sur la possibilité d'une relation. Nadja ne se situe pas en surplomb de l'intrigue, reléguée même à la vision périphérique d'un Leon adepte des œillades volées. Mais chacune de ses rares apparitions apporte du sens et une progression significative. En parallèle, Paula Beer s'affirme après le cycle de films interprétés par Nina Hoss comme la comédienne de prédilection de Christian Petzold. N'est-ce pas là une autre définition de la muse ?
★★★☆☆ Le Ciel rouge de Christian Petzold (All., 1h42) avec Thomas Schubert, Paula Beer, Langston Uibel...