Cédric Kahn : « Ce qui est beau au cinéma, c'est la perspective »

Le Procès Goldman / D’un sujet historique qui aurait pu être aride ou théâtralisé à l’écran, Cédric Kahn fait un thriller judiciaire captivant fourmillant d’idées de mise en scène et de réalisation, porté par l’interprétation fiévreuse du toujours juste Arieh Worthalter. Conversation avec un cinéaste passionné et passionnant.

En Histoire immédiate, il faut en général un “sas” pour que les spécialistes et les artistes s'attaquent à un sujet. Dans les années 1960, Paxton ou Ophuls ont commencé à s'intéresser à la Seconde Guerre mondiale ; il a fallu 30 ans pour la guerre d’Algérie et donc plus de 40 pour le Procès Goldman. Cette durée était-elle selon vous nécessaire ?

Cédric Kahn : Je ne peux pas faire de réponse générale. En tout cas, je n'aime pas traiter les sujets à chaud. Souvent, on dit « il faut parler des migrants, du Covid etc. ». Le temps du cinéma n’est pas le temps du journaliste. C’est globalement plus intéressant d'avoir un peu de recul sur ce sujet. Après, Goldman, il y a des tas de projets sur lui — ça fait 50 ans maintenant. Ça aide à trouver la dimension cinématographique des choses. Parce que ce n'est pas juste un traitement documentaire, en fait : à un moment, il faut avoir aussi un peu de recul pour qu'il y ait de la perspective. Dans le cas de Goldman, il y a beaucoup de résonance avec l'époque. Et quand il a pris la parole pendant son procès, il y avait aussi beaucoup de résonance avec l'époque d'avant, c'est-à-dire l’Occupation, la guerre, l'histoire de ses parents… Ce qui est beau au cinéma, c'est la perspective, c'est la constance des choses, C'est de faire une histoire particulière, inscrite dans une Histoire générale.

Justement, vous parlez de perspective : vous cassez les codes par votre mise en scène, notamment en effectuant des champ/contre-champ simultanés dans certains plans…

Le problème, c'est qu'on avait 120 personnes à l'image en permanence, donc ce qu'on appelle le champ/contre-champ classique entre deux, voire trois ou quatre personnes, on l’expose ! Déjà, quand on filme un dîner, c’est tout un bordel ! Là, oui, on était au-delà de ça : les trois cadreurs et moi, notre préoccupation, c’était de ne rien louper avec nos trois caméras en permanence. Et surtout qu’il y ait de la perspective : quelqu’un qui écoute quelqu’un, ce n’est jamais de la parole à plat.

Dans un film qui est entièrement porté par la parole et par les faits, c'est aussi une manière de ne pas ajouter de l’artificialisation : il n'y a pas de musique, on est dans l’épure, rien ne vient briser ce parti-pris…

Il y a d'autres codes qu'on a cassés : on a trappé un témoin, les gens qui attendent dans les couloirs  etc. Et en même temps, c'est très classique. Le film ne fait pas non plus des pirouettes : on est vraiment au ras de la parole ; on s'est vraiment mis à servir de la parole.

Vous avez lu l’autobiographie de Pierre Goldman il y a une quinzaine d’années. Quelle image aviez-vous de lui ?

Je viens d’un milieu de gauche, j'avais entendu parler de cette histoire. Pierre Goldman faisait partie des quelques mythes de la gauche révolutionnaire. Je savais qu’un demi-frère de Jean-Jacques Goldman avait fait des trucs un peu chelou, qu’il était un peu voyou, un peu révolutionnaire, mais c'était flou — mais je savais qu'il existait. Le livre était dans la bibliothèque de mes parents, je le voyais depuis que j’étais gamin. Il avait ce titre incroyablement intrigant, très beau et compliqué [Souvenirs obscurs d'un juif polonais né en France, NDR]. Un jour, je devais avoir 35 ans je dirais, j’ai ouvert ce livre. J’ai mis beaucoup de temps pour le lire mais par contre, le choc de la lecture du livre a été immédiat. Et je me suis dit : « il faut faire quelque chose avec cette histoire ». Pas tellement avec l’histoire de Pierre Goldman — factuellement, si on prend les aspects romanesques, le “roman de Pierre Goldman“ n'est pas très intéressant. Il a voulu faire la révolution, il ne l’a pas vraiment faite ; il a fait le voyou mais pas non plus un grand voyou… Il a surtout beaucoup parlé, beaucoup discouru sur ses intentions, beaucoup fait la fête — il le dit lui même. Mais sa personnalité est vraiment très intéressante.

Le livre a suscité des commentaires pour le moins nuancés : après l’avoir lu, certains sont persuadés qu’il était coupable et d’autres, innocent.

Au départ, c’était pas une autobiographie qu’il a écrite : son livre est un plaidoyer. Il estimait que sa défense avait été sabordée. D’abord, il est condamné à perpète. Le premier procès a été assez expéditif, le premier avocat pas très solide. Et il y a un deuxième procès, de manière tout à fait exceptionnelle, qui a été obtenu par des chemins externes à lui. Il a écrit son plaidoyer en prison parce qu'il veut clamer son innocence et qu'il estime qu'il a été victime d’une injustice. Je crois que le livre est d'abord accueilli comme une œuvre littéraire plus qu'un plaidoyer ou que la preuve de son innocence : les gens disent que c’est d’abord la naissance d’un grand écrivain. Parce qu’il parle d’une période dont les gens parlent peu encore à l’époque : la Shoah. Il est l’un des premiers enfants de cette histoire à s’exprimer sur ses parents ; même des gens qui l’ont vécue parlent peu à cette époque. C'est les premiers récits, en fait. Pour toutes ces raisons, son roman est saisissant. Et culte, aujourd’hui.

Maître Kiejman, à la fin du procès, a cette hésitation d’évoquer dans la plaidoirie sa propre origine juive et polonaise. Vous êtes-vous posé la question de votre propre judéité en faisant ce film ?

Ah c’est intéressant…  On ne me l’a jamais demandé comme ça. Non, il n’y a pas de question. Est-ce que moi, j'étais légitime à raconter cette histoire ? Je pense qu’un réalisateur pas juif aurait pu faire un film sur Pierre Goldman ; je pense qu’un acteur non juif peut jouer Goldman. Après, je pense, que c’est une composante : il ne le ferait pas pareil. On est aussi l'artiste de la vie qu'on a eue : ça fait partie de nous. Moi, je n’avais jamais fait de film là-dessus, en fait. Je n’avais jamais parlé de judéité dans mes films…

…mais vous aviez joué dans Alyah de Elie Wajeman…

Oui, oui… Ce n’est pas parce que je ne voulais pas ou que je voulais, c’est que j’avais d’autres choses à raconter. Ce n’est pas comme si j’avais fait toute ma carrière de cinéaste là-dessus. Après, il  se trouve que quand je suis devenu acteur par hasard, on m’a beaucoup appelé pour faire des rôles de juifs. Donc ça, déjà, c’est assez drôle dans ma vie. C’est comme si j’avais été rattrapé par quelque chose que, finalement, je n’affichais pas… mais que je ne cache pas non plus. Et voilà : je me suis dit : finalement, c’est ce que je suis parce que quand on est acteur, on est encore plus ce qu’on est par son physique, par sa voix etc.

Par rapport à Goldman, ce que je peux dire c’est que sûrement, il y a des choses à certains moments — comme la scène du père, évidemment, que je trouve bouleversante — qui font forcément écho à des choses que j'ai entendues dans ma propre vie, dans ma propre histoire, dans ma famille… Mais ça ne me donne pas une licence pour parler de Goldman. Je pourrais faire une réponse à l’envers : ça me plaisait d’aborder la judéité pour la première fois dans mes films par Goldman, qui est un personnage très transgressif, très moderne sur la judéité. À la fois très ancestral — il convoque la judéité de sa famille vu qu’il est issu de cette histoire, qu’il est marquée à vie par cette histoire. Mais il a aussi quelque chose de très transgressif et je suis plus confortable avec ça, que de faire un film sur un juif très traditionnel.

Sa dernière déclaration lors du procès est frappante : « J’espère ne pas être apparu devant vous comme comme démoniaque ou machiavélique, habile à tromper ou à dissimuler. Ou à avoir utilisé de manière intolérable le spectre d’une erreur judiciaire inspirée par le racisme. Pour le dire plus simplement, je ne voudrais pas qu’on dise de moi un jour que j’ai agi comme un juif déclarant implicitement que ceux qui ne sont pas juifs n’ont pas le droit de penser qu’un Juif est un tueur. Et s’ils le pensent, c’est qu’ils sont antisémites »…

C’est absolument bouleversant. Aussi parce qui c’est a contrario de tout ce qui se développe pendant le procès. Et d'ailleurs, cette phrase n'est pas issue du procès, mais des interviewes qui ont suivi, durant les trois années où il était libre. Et j'ai trouvé ça bouleversant, brillant, sincère. Il fallait absolument rapatrier cette phrase dans le procès.

Y avait-il beaucoup de prises pour chaque scène ?

Il n'y a pas de règles. Des fois, il y a des scènes qui mettent vraiment du temps à démarrer, il faut être un peu patient pour que la scène advienne. Moi, ma seule obsession, c'est que la scène soit là. Parfois, elle est là tout de suite, et je pourrais arrêter tout. Parfois, il me manquait des gros plans de tout le monde. Mais souvent, les premières prises d'Arieh étaient fantastiquse. Et puis il y a des comédiens qui ont un instinct absolument génial de la scène et après qui commencent à se compliquer les choses dans leur tête, parce qu’ils veulent essayer autre chose… Mon travail, c’est aussi de m'adapter à la nature de chaque acteur. Donc voilà, je n'ai pas de réponse. Mais je ne suis pas du tout dans le mythe du nombre de prises. Je ne suis pas très formaliste, pas très maniaque. Je suis un peu tâcheron (rires).

Même avec le métier ?

Le métier, avec l'expérience ? Ben de pire en pire (rires) J’ai l’impression que je crois que je sais, donc je suis encore plus feignant (sourire).

Et le travail de montage ?

C'est pas la même difficulté. Il y a toujours une difficulté au montage. Parfois c'est parce qu'on n'a pas assez de matériel, ici plutôt parce qu'on en avait trop. C’est marrant, c'est une remarque que me faisait Yann Dedet le monteur : « quand j’ai trois plans, je ne manque de rien, mais quand j’en ai quarante, il me manque toujours quelque chose » Et c’est vrai qu’on passait des heures à chercher un visage, un petit bout sur un avocat général en écoute… Donc le travail de montage n’était pas difficile, mais particulier dans le sens où j’ai vécu le tournage plutôt comme une sorte de captation : il fallait saisir les choses presque comme un direct sportif. Le montage était aussi une étape de mise en scène : il fallait faire des choix. Mais c’est la base…

Le prologue entre Georges Kiejman et Francis Chouraqui, seule séquence hors tribunal, était-il là dès le début de l’écriture ?

Oui, immédiatement. C’était évident : j’aimais bien le fait d’installer le film du côté de Kiejman, qu’on ait un biais par rapport à Goldman. Justement dans l’idée de laisser une liberté du côté du spectateur : s’identifier ou non à Goldman, innocent ou coupable, je trouvais ça bien d’entrer par Kiejman. Et puis attaquer le film par des lettres de Goldman, sa parole avant de voir son visage, c’était hyper fort.

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