Théâtre / Joris Mathieu quittera la direction du TNG à l'été prochain, après dix ans. Il présentera sa dernière création à l'esthétique rétrofuturiste, "Cornucopia" du 8 au 19 octobre au TNP. L'occasion d'évoquer le spectacle ainsi que l'évolution de l'institution au cours des dix dernières années.
Vous présentez au TNP votre dernière création en tant que directeur du TNG, Cornucopia. Il s'agit du deuxième volet de D'autres mondes possibles.
C'est un deuxième volet mais pas une suite. La Germination [le premier volet ndlr] dressait un constat, un état des lieux qui mettait en scène notre incapacité collective à savoir prendre des décisions radicales. Cornucopia est une fable qui nous projette dans un temps futur, après une série d'événements dramatiques. La communauté qui subsiste est contrainte à réguler la natalité, à être décroissante. Les Cornucopiens considèrent d'ailleurs avoir créé une démocratie parfaite. Presque paradoxalement, c'est aussi une société qui n'a pas abandonné ce vieux rêve de l'abondance, et qui est convaincue d'être en train de manger son pain noir avant un miracle. Ils accordent toute leur confiance à cette croyance. On y explore la notion d'aveuglement et de totalitarisme dans une forme rétrofuturiste.
Vous allez quitter le TNG après dix ans, vous souvenez-vous de l'état d'esprit qui était le vôtre à vos débuts ?
Avec Céline Le Roux, directrice adjointe du TNG, nous avons toujours essayé de garder en tête notre projet de départ, qui était d'interroger les nouvelles formes, les nouvelles écritures, l'hybridation disciplinaire. Nous souhaitions questionner les jeunes générations de façon un peu prospective. Le TNG était le premier théâtre de France consacré à l'enfance et à la jeunesse, à une époque où tout le monde s'en fichait. Nous voulions parler d'égal à égal aux nouvelles générations, conscients que nos inquiétudes sont aussi les leurs, que nous n'avons pas toutes les réponses aux questions qui les traversent. On souhaitait fabriquer du débat qui n'était pas forcément consensuel, qui pouvait même être conflictuel. Depuis, les politiques culturelles ont bien évolué, et de notre côté, nous sommes devenus intergénérationnels.
Considérez-vous avoir accompli votre mission ?
En partie, nous restons d'éternels insatisfaits. On a quand même réussi à faire venir une jeune génération étendue aux grands lycéens, aux étudiants... Ce qui n'est pas chose facile.
On a aussi su proposer de nouvelles esthétiques, des expériences immersives, un accompagnement réel des artistes. Nous avons participé à des programmes de soutien en résidence des artistes, avec plusieurs dispositifs, La Couveuse pour la production de spectacles petite enfance, Le Vivier qui permet l'accompagnement d'artistes pendant qu'ils développent leur projet d'écriture, avant même de penser les dispositifs de diffusion.
Nous nous sommes aussi engagés dans un échange avec une centaine d'artistes afghans — en majorité afghanes —, avant que les Talibans ne prennent Kaboul. On s'est fédéré avec une quarantaine de structures pour les accueillir et diffuser leurs spectacles. Nous avions aussi noué une coopération avec l'Institut français de Moscou. Celle-ci s'est transformée avec la guerre. On s'est inspiré du programme Pause de la Fondation de France pour accueillir et diffuser des artistes dissidents, sous forme d'accompagnement au long cours. Ce sont des projets importants pour nous, qui traduisent nos discours et les valeurs du lieu.
Comment avez-vous structuré économiquement le TNG ?
Les Centres dramatiques nationaux ont des réalités économiques très différentes alors qu'ils ont tous les mêmes enjeux. Nous étions le CDN le moins doté de France en matière de financements. Maintenant, on reste dans le dernier tiers mais ça va mieux. On a réussi à développer des partenariats, des coopérations internationales et puis il y a eu la fusion entre deux structures, les Ateliers Presqu'île et le TNG, à un moment où les deux étaient au bord de l'extinction. Les logiques de fusion sont toujours dangereuses mais c'était la seule possibilité de sauvegarde des lieux. Aujourd'hui, les deux lieux se complètent et permettent d'alterner résidences et exploitations.
Les subventions n'ont cessé d'augmenter de la part de l'État et de la Ville, mais c'est une réussite qui vacille depuis le retrait de la Région il y a deux ans. Je ressens de la colère et de la frustration à l'idée de transmettre un outil qui n'est pas aussi consolidé que ce que j'aurais souhaité. Il ne reflète pas l'évolution qui a été celle de la structure.
Il y a un beau point positif, les travaux du TNG vont s'achever, et vont en faire une scène majeure à Lyon, en termes d'espace, de technicité et de volume.
La Région a suspendu l'entièreté de sa subvention au TNG il y a deux ans, suite à une tribune publiée sur le site de votre syndicat. Aujourd'hui, quel regard portez-vous sur l'évolution du soutien à la création à Lyon et dans le pays ?
J'ai voulu dénoncer la brutalisation du rapport du politique avec les institutions culturelles, la manière pernicieuse avec laquelle la subvention est utilisée comme une épée de Damoclès. Le retrait total des subventions de la Région n'a été que l'illustration de ce que je dénonçais. C'est aussi pour cela qu'on a déposé un recours au Tribunal administratif. La Région a eu l'audace de motiver publiquement son retrait comme réponse à l'expression d'un droit syndical, le mien. Nous pensons avoir le droit de notre côté, aucune collectivité ne peut motiver le retrait d'une subvention par autre chose que l'intérêt général.
De même, en différant les subventions, la Région fait durer cette épée de Damoclès le plus longtemps possible au-dessus de la tête des structures, plaçant ces dernières dans une culture de l'allégeance et du silence.
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Le climat politique général a sacrément changé en dix ans. Quand nous sommes arrivés, les grandes vagues réactionnaires commençaient, mais à bruits sourds. Elles n'ont fait que s'amplifier, et aujourd'hui s'assument au grand jour. Le discours — à l'époque consensuel — sur le rôle des artistes, de l'art et de la culture comme étant essentiel est maintenant remis en cause. Notre travail n'a pourtant pas changé : l'idée est toujours de contribuer à l'émancipation, à l'autodétermination des publics. La droite extrême — car il est nécessaire de penser le spectre élargi de cette mouvance — a commencé à questionner la pertinence des propositions artistiques, notamment celles qui interrogent les notions de genre, d'identité, de mœurs, d'immigration, d'exil.
Les subventions ne sont pas baissées, supprimées, ou augmentées par hasard. La subvention de la Région au projet Raconte-moi la France pose à nouveau la question de l'instrumentalisation de la culture. On est arrivé à un moment charnière et il y a un combat à mener. On peut se battre par le droit, mais évidemment, il y a plein d'endroits en France où le droit doit évoluer.
Nous avons aussi besoin d'un service public qui évolue, qui se réinscrive fortement dans la cité. Si je ne regarde que mon secteur, les artistes sont en difficulté pour monter des projets, conserver leur intermittence. Les moyens pour créer des spectacles ont fondu, de même pour la diffusion. On a perdu pas moins de 25% des levers de rideau dans les dernières années. On est à l'heure des choix. Soit cet effondrement va s'accélérer, et nous reviendrons à une politique culturelle populiste prônant « du pain et des jeux », soit on aura un véritable sursaut, misant sur ce qui a toujours fonctionné dans notre histoire, comme la recherche et l'enseignement.