Opéra / Avec Cosi fan tutte, l'Opéra de Lyon ouvre en grande pompe un cycle Mozart qui s'étalera sur trois saisons. À la baguette, un des pionniers du mouvement baroque et fin connaisseur de la musique du XVIIIe siècle, William Christie. Entretien avec el maestro.Propos recueillis par Luc Hernandez
Cosi fan tutte est-il à vos yeux un opéra érotique ?On ne peut pas imaginer une musique plus chargée de sensualité. Chaque page en est absolument remplie. Mais évidemment, avec cette sensualité, il y a une forte sexualité aussi qui se joue. Je crois que notre ami Adrian Noble a très bien su rendre cet élément dans sa mise en scène, et moi évidemment aussi dans la direction musicale. J'incite l'orchestre à jouer d'une façon extrêmement charnelle. Quand vous entendez cette admirable harmonie avec ces couleurs si chaudes, il s'agit effectivement de donner de la chair, et d'évoquer la chair.Est-ce qu'en plus de la dimension érotique, on peut lire Cosi fan tutte comme un opéra du doute amoureux, une comédie inquiète ?Certainement. Dans la trilogie de Mozart et Da Ponte (auteur du livret, ndlr), on est confronté à ce qu'on peut appeler du cynisme. On peut passer une vie avec Da Ponte, comme on peut passer une vie avec Beaumarchais et Marivaux. Oui, il y a toujours le revers de la médaille. Il n'y a jamais une grosse satisfaction. Cette musique est divine dans sa beauté mais c'est une musique éminemment humaine. Le livret aussi. Avec Cosi, nous sommes confrontés à la fragilité des êtres qui s'aiment ou qui ne s'aiment pas, ou qui ne savent pas comment aimer. C'est fabuleux de travailler ces nuances par la musique, dans les couleurs et dans la sensualité effectivement, celle du phrasé et de l'articulation.C'est une sorte de cynisme jovial...C'est le cynisme du Siècle des Lumières, vu avec énormément de philosophie, et peut-être aussi de tolérance pour la condition humaine. Ils étaient plus sages que nous, encore plus évolués peut-être, comme animaux sociaux...Votre travail accompli avec l'ensemble des Arts Florissants sur la musique baroque du XVIIIe siècle vous permet-il d'aborder Mozart différemment, à la lumière des musiques qui l'ont précédé ?C'est une démarche. Et il est évident que cette démarche a eu un impact profond sur le comportement de nos amis musiciens depuis une vingtaine d'années. Les solistes, pianistes ou violonistes, ne jouent pas du Mozart comme on le jouait il y a quarante ans. Les orchestres non plus. C'est un petit orchestre que nous avons réuni pour cette production. Il y a un rapport entre fosse et plateau qui est tout à fait remarquable. Mais on a tort effectivement d'insister sur le mot de baroque. La plupart de mes collègues qui font des musiques anciennes, font également de la musique classique. La différence se fait au niveau du style, mais aussi des instruments. Une flûte ou un hautbois utilisé par un français ou un allemand en 1700 n'est pas le même instrument. La façon de toucher ou de souffler dans un instrument n'est pas la même non plus. Les chanteurs utilisent aussi leurs voix de façon différente. Il y a un retour du bel canto, c'est évident. Ce ne sont pas les décibels qui comptent. Mozart, au lieu d'être confié aux chanteurs qui se trouvent plus à l'aise dans Puccini ou dans Wagner, se trouve maintenant confié à des voix comme Barbara Bonney ou Renée Fleming. Des voix très différentes. Pour moi, chaque catégorie de voix doit avoir la possibilité de s'exprimer dans la légèreté et la souplesse.Comment avez-vous travaillé ces voix justement pour Cosi ?Nous avons imaginé un travail de préparation un peu différent. Traditionnellement, on collectionnait les solistes pour former une équipe autour des grands airs de Cosi. Personne ne pensait beaucoup en terme d'ensembles. Hors cette partition ressemble à une sorte de vaste madrigal. Il y a finalement très peu de soli. L'essentiel de l'opéra est en forme de tercetto, quartetto, quintetto, septetto etc. Lorsque j'accompagnai Cosi comme pianiste ou claveciniste parfois, il arrivait que les chanteurs ne répètent que deux ou trois jours avant la représentation. Vous imaginez l'état des ensembles. Ici, on a vraiment fait un travail collectif. Ce qui est le plus important.Vous avez d'ailleurs travaillé avec deux distributions...Oui. Il y a une distribution de gens qui ont déjà un certain vécu dans leur vie professionnelle. Et puis nous avons une distribution qui est nettement plus jeune, celle du Studio de l'Opéra de Lyon. C'est fascinant parce qu'on travaille les deux en même temps. Les plus jeunes assistent au travail scénique et musical de l'autre équipe.Comment se passe le choix de la distribution ? C'est vous qui en décidez ?Dans cette maison éclairée, c'est monsieur Serge Dorny (directeur de l'Opéra, ndlr) et son assistant Robert Jan Haitink qui font le casting. Mais en étroite collaboration avec les gens comme moi. J'ai la possibilité d'écouter les auditions. J'ai aussi la possibilité de suggérer les gens. C'est une bonne collaboration.Comme claveciniste, vous avez notamment accompagné Alfred Deller pour l'enregistrement mythique de son disque Music for a while de Purcell ? Quel souvenir en gardez-vous ?La nostalgie. À cette époque, il avait trouvé une nouvelle jeunesse, vocalement parlant, et c'était absolument merveilleux de voir ce monsieur qui avait quand même 70 ans et qui a retrouvé sa pêche, sa forme, et qui était plein de projets. Hélas, il a été fauché peu après.Jean-Paul Fouchécourt, un des nombreux chanteurs que vous avez révélé avec les Arts Florissants, disait de vous que vous étiez à la fois un "amoureux de la pulpe de vie", et "un solitaire au tempérament protestant qui trouve une rédemption dans le travail". Vous reconnaissez-vous dans ce double portrait ?Oui. (sourire)À la fois l'enthousiasme et la retenue...C'est vrai. (rires) Disons que j'aime et j'apprécie les bonnes choses de la vie. Mais pour un certain nombre de raisons, comme mon éducation, je sais aussi comment me priver et pourquoi. (rires)Cosi fan tutte de Mozart, livret de Da Ponte, direction musicale William Christie, mise en scène Adrian NobleÀ l'Opéra de Lyon jusqu'au 23 avril